mardi 12 mars 2013

FOND D ECRAN PC


"ROAD RUNNER"

Yvan Cournoyer Le patronyme d'Yvan Cournoyer évoque souvent bien peu de choses au lecteur lambda. On ne le trouve que rarement associé aux noms des joueurs qui ont fait la légende du hockey sur glace, les Maurice Richard, Gordie Howe, Bobby Orr, Bobby Clarke, Guy Lafleur, Mario Lemieux et autre Wayne Gretzky... Et pourtant, ce petit ailier droit, pur produit de la terre sacrée canadienne, a joué un rôle majeur dans la fondation de l'une des plus belles dynasties des sports collectifs, l'équipe de Montréal des années 1960-70, qui en l'espace de quinze ans allait, telle une tornade, emporter tout sur son passage. Un petit bond dans le passé semble ainsi s'imposer, afin de remettre sous les feux de la rampe un joueur qui fit le bonheur de sa formation et des fans du mythique Forum durant plus d'une décennie... Le "Roadrunner" a été un joueur enthousiasmant par sa capacité d'accélération, qui lui permettait de s'échapper à chaque match. Son tir du poignet lui a permis de marquer des buts importants, notamment lors de sa grande saison 1972/73 où il a enchaîné la série du siècle et un couronnement en play-offs NHL. Petit mais costaud Yvan Serge Cournoyer voit le jour le 22 novembre 1943 à Drummondville, dans la province de Québec. Au pays du hockey-roi, sa première rencontre avec ce sport qui allait devenir sa vie se produit à l'âge de sept ans, lorsque son oncle lui offre une paire de patins pour son anniversaire. Enthousiasmé, le jeune Yvan ne les quittera désormais plus. Son père, qui travaille entre Drummondville et Montréal, érige chaque hiver une glace derrière la maison familiale, pour permettre à son fils de s'adonner pleinement à sa nouvelle passion ; l'heure des beaux jours revenue, Yvan se rend régulièrement à la patinoire de la ville afin de parfaire son jeu. Puis la famille Cournoyer émigre vers la capitale québécoise, le patriarche y ayant acheté un commerce. Yvan rejoint alors une formation anglophone, les Lachine Maroons, alors qu'il ne parle pas le moindre mot de la langue de Shakespeare, bien déterminé à lancer sa carrière. Son petit gabarit laisse de prime abord sceptique : "Les gens me disaient toujours que j'étais trop petit. Mais j'aime le fait de ne pas être imposant [...] C'était comme une lutte pour accéder au haut niveau. Je me souviens d'un coach me disant que j'étais trop petit pour jouer dans son équipe. La seule chose que je lui répondis fut 'essayez-moi'." Sa ténacité et son abnégation impressionnent, et lui permettent de s'imposer peu à peu. Son talent inné fera le reste. À 18 ans, il intègre l'équipe junior du Canadien de Montréal. À cette époque, il se développe rapidement sur le plan musculaire ; ses jambes deviennent si robustes qu'il est obligé de porter un équipement taillé sur-mesure. Il redouble également d'ardeur à l'entraînement, utilisant notamment un palet alourdi pour perfectionner son lancer : son tir du poignet, puissant et rapide, commence à faire des merveilles... C'est lors de la saison 1963-64 qu'Yvan Cournoyer enfile pour la première fois la tunique mythique de l'équipe première du Canadien. Il est appelé pour pallier des blessures, et participe à cinq rencontres, au cours desquelles il fait déjà une grosse impression, en inscrivant quatre buts. Son rêve prend forme : "Jouer pour les Canadiens de Montréal avait toujours été un rêve. À cette époque, il y avait les Canadiens et les Canadiens. Il y avait 'The Rocket' (Maurice Richard), Jean Béliveau, Henri Richard, Jacques Plante, ces noms, tous membres du Hall-of-Fame." L'année suivante, malgré une pige de sept rencontres en Ligue mineure dans l'équipe des As du Québec, il obtient une place permanente dans l'effectif qui décroche la Coupe Stanley en fin de saison, l'un des plus beaux souvenirs de sa carrière : "La première coupe Stanley est toujours la plus satisfaisante. C'est un rêve qui devient réalité. Un rêve que plusieurs jeunes partagent, mais que très peu réussissent à atteindre." Réclamé par le Forum Au cours des deux saisons suivantes, l'entraîneur du Canadien Toe Blake le trouve encore un peu trop léger, en particulier sur le plan défensif, pour en faire un titulaire indiscutable. Par contre, il optimise les qualités d'attaquant d'Yvan en l'intégrant aux powerplays, où son sens du but fait mouche : en 1965-66, il inscrit 16 de ses 18 réalisations en supériorité numérique, et remporte au passage sa seconde Stanley Cup. En 1966-67, 20 de ses 25 buts sont marqués en jeu de puissance, et les supporters commencent à réclamer plus de temps de glace pour leur nouveau petit protégé, entonnant régulièrement des "On veut Cournoyer" qui résonnent dans le Forum. Ces doléances ne plaisent que modérément au coach Blake, qui souhaite voir Yvan s'aguerrir en défense, tout en lui enlevant une certaine pression : "Pourquoi ne le laissent-ils pas tranquille ? Ils sont en train de lui mettre de la pression et le dérangent dans son évolution. Ils blessent l'équipe", déclare-t-il un soir, passablement énervé. C'est avec l'arrivée de Claude Ruel derrière le banc que Cournoyer devient partie intégrante de la rotation du Tricolore. Le début de la décennie 1970 marque l'apogée de sa carrière. En 1971, les Habs remportent une nouvelle coupe, bien aidés par les recrues Ken Dryden et Frank Mahovlich, et un Cournoyer de plus en plus redoutable qui marque 22 points en 20 rencontres de playoffs. Scotty Bowman prend les rênes de l'équipe en 1972 et place Cournoyer sur la même ligne que Guy Lafleur (au centre) et Steve Shutt (à l'aile gauche) : il affole les compteurs, trouvant le chemin des filets à 47 reprises. En septembre 1972, il fait partie de la formation canadienne qui doit affronter les Soviétiques dans l'inoubliable série du siècle. À cette époque, l'URSS domine le hockey dans les grandes compétitions internationales, profitant du fait que le Canada ne puisse aligner de joueurs professionnels lors des championnats du monde ou des Jeux olympiques. En pleine guerre froide, c'est donc une rencontre qui doit décider de la suprématie sur le hockey mondial qui va avoir lieu, et qui se projette même bien au-delà de la sphère strictement sportive... Cournoyer se souvient : "Les gens pensent que nous exagérons quand nous disons qu'il s'agissait d'une guerre, mais c'est exactement ce que c'était. C'était davantage que huit parties de hockey. C'était l'affrontement de deux solitudes et de deux façons de vivre. Nul doute que je n'oublierai jamais cette expérience." La grenouille devient prince Grands favoris, les joueurs à la feuille d'érable sont pourtant rapidement menés trois victoires à une, avant de jouer les trois derniers matchs à Moscou. Il suffit désormais d'un nul aux Soviétiques pour s'adjuger la série : les Canadiens sont au pied du mur, et vont pourtant réaliser l'impensable. Ils remportent sur le fil les rencontres 6 et 7 avant l'affrontement décisif. Les locaux font la course en tête jusqu'au milieu du troisième tiers, moment choisi par Cournoyer pour égaliser, et redonner l'espoir à sa formation. Un score de parité suffit aux Soviétiques pour l'emporter. Lors de la dernière minute de jeu, la ligne composée de Phil Esposito, Yvan Cournoyer et Paul Henderson jette ses dernières forces dans la bataille. À trente-quatre secondes du coup de trompe final, le miracle se produit. Sur un tir d'Esposito repoussé par Tretiak, Henderson surgit et pousse le puck au fond des filets, faisant chavirer de bonheur le peuple canadien, dans un dénouement dramatique qui restera à jamais dans les annales du hockey. Cournoyer (que l'on peut voir étreindre Henderson sur la photo immortalisant le but, passée depuis à la postérité) prend une part active au succès des siens dans cette série avec officiellement trois buts et deux assistances. Un examen des vidéos de la série montre même aujourd'hui qu'il aurait dû être crédité en fait de 7 points et non 5. Il est alors au sommet de son art, et compte bien poursuivre sur cette lancée avec les Canadiens lors de son retour en Amérique du Nord. En 1972/73, il réalise sans doute son exercice le plus accompli. Après une nouvelle marque à 40 buts en saison régulière (79 points et un ratio de +50 au plus-minus !), il prend littéralement feu durant les séries, au cours desquelles il inscrit 15 buts en 17 rencontres, un record pour l'époque. En finale, les Habs affrontent les Blackhawks de Chicago. Au cours du sixième match, alors que les deux formations sont à égalité quatre buts partout dans le troisième tiers, Yvan se retrouve face au terrible défenseur Jerry "King Kong" Korab, sur en engagement. Ce dernier tente alors de le provoquer, un sourire narquois au coin des lèvres : "Hey, toi petite grenouille. Que deviendras-tu quand tu grandiras ?" La réponse de Cournoyer est cinglante : "Quelque chose que tu ne seras jamais. Un buteur." Et dans la foulée, il joint ses actes à ses paroles : sur une frappe de Lemaire repoussée, Yvan contourne Korab, et se révèle plus prompt que lui sur le rebond, qu'il récupère du revers, pour donner un avantage décisif aux siens. Quelques instants plus tard, il délivre une passe décisive à Tardif au second poteau, égalant ainsi le record de Gordie Howe de 1955, avec 12 points inscrits en finale (son coéquipier Jacques Lemaire atteint lui aussi cette marque, qui ne sera battue que par Gretzky). Cournoyer glane ainsi le prestigieux trophée Conn-Smythe de MVP des playoffs, point d'orgue d'une année en tout point fastueuse. Le capitanat doré En 1975, après une élimination précoce de Montréal en playoffs, une page se tourne au Canadien, avec le départ en retraite d'Henri "the pocket rocket" Richard, qui laisse le capitanat vacant. L'honneur de porter le prestigieux "C" sur le cœur échoit presque naturellement à Yvan Cournoyer, nommé capitaine de l'équipe par les joueurs. Un vote unanime, se rappelle-t-il, et un souvenir mémorable : "Ce fut un immense honneur d'être le capitaine des Canadiens de Montréal après the Rocket, Jean (Béliveau) et Henri (Richard). C'était quelque chose d'être nommé par mes pairs, et cela me donna une grande confiance. En tant que capitaine, j'ai joué plus âprement que je n'ai jamais joué de toute ma vie. J'aimais représenter l'équipe. Nous étions très soudés. Quand on perdait, on perdait ensemble, quand on gagnait, on gagnait ensemble." Il devient un véritable leader, un intermédiaire entre les joueurs et le redouté coach Bowman, et assure la cohésion d'une formation canadienne qui a tous les atours d'une véritable famille : "Je pense qu'un capitaine est plus qu'un assistant de l'entraîneur. J'étais le médiateur entre le coach et les joueurs. Aujourd'hui, s'il y a un problème, les joueurs disent 'parlez à mon agent'..." Yvan Cournoyer prend son rôle très à cœur, et fait tout son possible pour désamorcer les dynamiques de défaites. Son ancien coéquipier Yvon Lambert se souvient : "Il faut dire qu'avec les succès que nous connaissions, les longues séquences de défaites étaient rares. Après deux revers, le capitaine Yvan Cournoyer convoquait très souvent une rencontre d'équipe au Carabinier à la place Alexis Nihon où on se parlait yeux dans les yeux. On réglait simplement nos problèmes entre nous. [...] Dans une mauvaise passe, c'est en interne que les choses doivent se régler avec le capitaine et les leaders qui doivent prendre la parole pour ramener l'harmonie. Yvan, qui a été mon capitaine longtemps et qui détestait perdre, était de la lignée d'Henri Richard et de Sam Pollock. Il a été élevé dans une tradition gagnante et quand il voyait que les choses n'allaient pas, il n'hésitait pas à prendre les choses en main." Sous son capitanat, les Canadiens vont alors renouer avec le succès... En effet, au cours des quatre années durant lesquelles Cournoyer tient le rôle de capitaine, les Habs remportent à chaque fois le titre suprême, ce qui lui fait dire en souriant : "Je ne dois pas avoir fait un si mauvais job...". Emmenés par une attaque de feu composée notamment de Guy Lafleur, Steve Shutt, Pete Mahovlich et Yvan Cournoyer, et possédant à l'arrière l'impressionnant "Big Three" (Larry Robinson, Serge Savard et Guy Lapointe) qui forment une muraille imperméable devant Dryden, les Canadiens sont irrésistibles, et tout simplement inarrêtables. En 1976-77, le Tricolore ne perd que huit rencontres durant la saison régulière (un record stratosphérique, qui n'est pas près d'être battu...), avant de balayer les Boston Bruins en finale. Malheureusement, à cette époque, Cournoyer est rattrapé par l'âge, et son physique commence à faire des siennes. Un disque vertébral fait pression sur un nerf, ce qui lui cause de sérieuses douleurs dans la jambe gauche. Le diagnostic tombe en début de saison 1976-77 : une opération est nécessaire. Yvan, qui ne l'entend pas de cette oreille, fait fi de la souffrance, et participe à 60 rencontres, mais est contraint de stopper sa saison au début du mois de mars, et loupe ainsi les playoffs. Il revient l'année suivante, bien que son dos lui pose toujours de graves problèmes, il réalise une campagne honorable, couronnée d'un nouveau titre. Cependant, ses douleurs se révèlent persistantes, il doit subir une seconde intervention, et les médecins le mettent en garde quant à d'éventuelles séquelles s'il s'obstine à pratiquer le hockey. Il tente toutefois de repartir au combat lors de la saison 1978-79, mais est obligé, au bout de seulement 12 matches, de mettre un terme définitif à son incroyable carrière, la mort dans l'âme. La trace du Roadrunner Cournoyer investit alors dans un restaurant qu'il nomme "Brasserie 12", en référence à son célèbre maillot, mais cette retraite, qu'il considère prématurée, est un déchirement pour lui : "Vous quittez le hockey et quand les portes se ferment, c'est comme si vous alliez en prison. Quand j'ai bâti le restaurant, ça m'a aidé à penser à autre chose, mais je ne pense pas avoir aimé autre chose autant que le hockey. L'adrénaline avant les matchs me manquait. Il n'y a pas d'endroit où vous pouvez ressentir cette sensation autant que dans le sport." Montréal remporte une nouvelle Coupe Stanley en fin de saison, et en hommage à la brillante carrière d'Yvan, le club insiste pour que son nom soit gravé une dixième et dernière fois sur le mythique trophée... Ainsi se termine l'épopée de cet ailier de poche, manieur de palet hors pair, dont la célérité sur la glace impressionna tous ces contemporains, ce qui lui valut d'étrenner au long de sa carrière le surnom de "Roadrunner" (oiseau du désert célèbre qui est le modèle du personnage appelé "Bip-Bip" en français). Sur l'origine de ce pseudonyme, il raconte pour l'anecdote : "Ce fut Sports Illustrated. Je jouais à New York un dimanche après-midi. J'ai marqué quelques buts et eu plusieurs breakaways, et après la rencontre, un journaliste m'a dit : 'Yvan, c'était incroyable ! Personne ne pouvait t'attraper. Tu allais si vite.' Il écrivit : Le Roadrunner marqua deux buts et personne ne put le toucher. Après cela, le nom est resté et j'ai dû patiner à toute vitesse pour le reste de ma vie !" Il quitte le hockey en laissant derrière lui un palmarès fabuleux (dix coupes Stanley, à égalité avec Jean Béliveau, seul Henri Richard en a gagné une de plus), des statistiques faramineuses, l'image d'un capitaine valeureux, et d'un joueur talentueux, passionné par le jeu. Yvan Cournoyer fait partie de la légende du hockey et du Canadien, qu'il a toujours considéré comme une seconde famille (et pour qui il joue aujourd'hui le rôle d'ambassadeur). À propos de sa relation particulière avec les fans, il confesse : "Après vingt-huit ans à jouer au hockey, j'ai pris ma retraite. Les gens me rappellent ce que j'ai fait - jouer pour les Canadiens, gagner dix Coupes Stanley. C'est si agréable. Même aujourd'hui, les gens s'approchent et me disent : 'Merci pour tous les bons moments que vous nous avez donné. Merci pour tous ces merveilleux samedis soirs'. Je leur réponds : 'Nous avons grandi ensemble. Vous devant votre télé, moi sur la glace'." Le Roadrunner est intronisé au Hall-of-Fame en 1982 et son numéro 12 retiré en novembre 2005, justes récompenses pour celui qui aura toujours vécu son amour pour le hockey à mille à l'heure... Alexandre Pengloan

"LE GROS BILL"



Jean Béliveau

 Puisque les hockeyeurs sont nés comme les autres avec dix doigts, et que depuis des temps immémoriaux les vainqueurs de la Coupe Stanley se font faire des bagues commémoratives, on attendait celui qui serait le premier à pouvoir enfiler une bague par doigt. Au risque de briser le mythe par un souci de rigueur historique ou par de basses considérations matérielles, personne n'a eu cette possibilité, car au temps de leurs grandes dynasties, les Canadiens de Montréal ajoutaient plusieurs saisons gravées sur une même bague. Mais le symbole va au-delà de quelques anneaux : ce chiffre magique - 10 Coupes Stanley - c'est bien Jean Béliveau qui l'a atteint le premier, en même temps certes que son coéquipier Henri Richard, mais en ayant joué un rôle plus essentiel dans ces victoires. Il a été le meneur d'exception que l'on avait déjà pressenti en lui avant qu'il n'intègre la Ligue Nationale de Hockey. Et pourtant, il a failli ne jamais atteindre cette barre mythique... À l'automne de 1969, Jean Béliveau souhaite que la saison qui s'amorce soit sa dernière. Il préfère arrêter un an trop tôt que trop tard, et il est prêt à passer à sa seconde carrière, plus prêt d'ailleurs que peut-être aucun autre joueur de hockey avant lui. Mais la saison 1969-70 n'est pas brillante. Le Canadien rate sa qualification le dernier soir, dans des circonstances controversées. À Montréal, bien des gens ne se rappellent même pas la dernière fois que le Canadien a été exclu des séries. Béliveau lui-même n'a jamais connu tel affront. Le directeur-gérant Sam Pollock lui demande de rester un an de plus, car le noyau de l'équipe, très prometteur, est encore trop jeune, et a besoin d'un élément stabilisant. Béliveau se laisse convaincre, d'autant plus facilement qu'il a ainsi l'occasion de terminer sa carrière de façon plus positive. À 39 ans, il donne raison à Pollock. Il finit meilleur marqueur de Montréal, mais surtout, il contribue à la conquête de sa dixième Coupe Stanley, au terme des séries éliminatoires peut-être les plus excitantes de l'histoire de la LNH. Béliveau, l'élégance personnifiée, est certainement l'un des joueurs les plus respectés, autant par ses coéquipiers et adversaires que par les amateurs de toutes les villes de la ligue. Quand Dennis Hull, à sa première saison, lui donne un coup de bâton au bras, et que Béliveau lui dit "Je ne m'attendais pas à ça de toi, Dennis", Hull va tout de suite... s'excuser (!), et le poursuit même jusqu'au banc du Canadien, se confondant en excuses. Ce qui lui vaudra d'ailleurs de se faire engueuler par son entraîneur : "On ne parle pas à l'adversaire !" Il est aussi, et peut-être surtout, le joueur idéal, ayant toutes les qualités souhaitées chez un hockeyeur : c'est un athlète puissant qui sait utiliser son physique, un excellent manieur de rondelle, qui possède un coup de patin fluide, ne néglige jamais sa défensive, et est un leader hors pair. C'est un joueur sans défaut, tout au plus peut-on lui reprocher un certain manque de flamboyance, compréhensible chez celui qui souhaite qu'on se rappelle d'abord de lui comme un joueur d'équipe. Ce n'est donc pas un hasard qu'à sa retraite, il ne se soit retrouvé détenteur d'aucun record majeur... sauf ces dix titres de champion, preuves ultimes de la valeur d'un joueur dans un sport collectif. Entre baseball et hockey Béliveau, né le 31 août 1931 à Trois-Rivières, est l'aîné d'une famille de huit enfants, famille de taille typique pour l'époque. On ne vit pas dans le luxe, mais le père a un emploi stable, et chacun mange à sa faim. Les jouets sont rares, et en conséquence, les garçons passent la plus grande partie de leurs temps libres à pratiquer les sports "de saison" : hockey l'hiver, baseball l'été. On est encore loin des loisirs hyper-organisés que l'on connaît aujourd'hui, et les matches de hockey, notamment, sont disputés dans l'absence quasi-totale de règles, ce qui amène les participants à développer leurs habiletés naturelles (plutôt que des systèmes de jeu), et particulièrement le maniement du bâton, chacun cherchant évidemment à conserver la rondelle le plus longtemps possible. Habitant à Victoriaville depuis l'âge de six ans, Béliveau ne s'inscrira dans une "vraie" équipe qu'à douze ans, une équipe d'étoiles de l'Académie Saint-Louis-de-Gonzague, qui joue tous les samedis matins à l'aréna, contre divers opposants, souvent des équipes composées d'ouvriers d'une vingtaine d'années. Béliveau est grand et fort, pour son âge à tout le moins, mais ses coéquipiers sont plutôt frêles, et les victoires sont rares. Mais le fait d'affronter des joueurs largement supérieurs lui permet de faire des progrès très rapides. Béliveau jouera ensuite, à quinze ans, pour les Panthères de Victoriaville, dans la ligue intermédiaire B. Il y fera l'apprentissage des voyages, qui seront le lot d'à peu près toute sa vie professionnelle. L'été suivant, il jouera aussi au baseball, allant jusqu'à assister à un match des Red Sox de Boston au Fenway Park. Un recruteur voudra même lui faire signer un contrat, mais il lui aurait fallu s'exiler en Alabama. Il finira tout de même, l'année suivante, par être embauché par la ville de Val d'Or pour tondre le gazon dans les parcs, un prétexte pour pouvoir faire profiter l'équipe locale de baseball de ses talents hors du commun. À seize ans, un recruteur des... Maple Leafs de Toronto lui propose un contrat, qui lui permettrait d'évoluer pour les Reds de Trois-Rivières, de la Ligue junior du Québec. Il est aux anges, mais Arthur, son père, ne l'entend pas de cette oreille. Il insiste pour que Jean continue ses études. Après tout, s'il est si bon que cela, il le sera encore dans un an ou deux. Béliveau demeure donc à Victoriaville, où il évoluera avec les Panthères, une équipe de la ligue intermédiaire, où les joueurs sont des athlètes de vingt à trente ans qui n'ont pu se tailler une place dans une équipe senior. Le sens des affaires À la fin de la saison, le Canadien de Montréal a repéré Béliveau. Deux hommes l'accostent au retour d'un match de baseball, et l'amènent dans un snack-bar pour "parler affaires". On lui propose 100 $, puis 200 $, pour signer un contrat de type "C". Ce type de contrat, commun à l'époque, liait son signataire à l'équipe pratiquement pour la vie. Encore une fois, Arthur refusera de signer, et on s'entendra plutôt pour qu'il signe avec une équipe junior. Or, c'est le moment où le directeur-gérant du Canadien de Montréal, Frank Selke, débloque des fonds pour favoriser l'expansion de la ligue junior. Un groupe d'hommes d'affaires dynamiques de Victoriaville saisit l'occasion et fonde l'équipe des Tigres. Béliveau avait déjà signé avec le Canadien junior, mais on réussira à convaincre Frank Selke de le laisser plutôt jouer pour son équipe locale. Il signe donc avec les Tigres juniors pour un salaire de 15 $ par semaine, salaire qu'il trouve faible pour un joueur de sa valeur. À Noël, son salaire est majoré à 35 $, ce qui est alors tout à fait respectable. Son coéquipier le plus célèbre est le gardien Denis Brodeur, futur médaillé (de bronze) olympique, et père de Martin Brodeur, lui-même futur médaillé d'or olympique. La saison suivante, les Tigres juniors sont démantelés, et Béliveau choisit d'aller jouer à Québec pour les Citadelles. Enfin, c'est ce qu'il croit. En fait, les règles de la ligue, et un arrangement secret entre les Citadelles et les Tigres (avant leur démantèlement) avaient fait que Béliveau ne pouvait signer que pour l'équipe de Québec. Mais il n'apprendra ces détails qu'une trentaine d'années plus tard, et sera ainsi longtemps persuadé avoir choisi Québec de son libre arbitre... Au début de la saison 1949-50, les Citadelles tiennent leur camp d'entraînement et disputent leurs deux premiers mois de leurs matches locaux à... Victoriaville ! Un incendie a dévasté le vieux Colisée, n'épargnant que les vestiaires. On en construit un nouveau, beaucoup plus grand, et on compte bien sur Béliveau pour le remplir et, du coup, le rembourser. Ce n'est donc que le 13 décembre 1949 que Béliveau quittera définitivement la maison familiale. Les Citadelles ont une bonne équipe, même si peu d'entre eux atteindront la Ligue Nationale. Il y a Béliveau, bien sûr, et aussi Marcel Paillé, un gardien qui jouera pour les Rangers de New York. L'équipe termine la saison régulière au deuxième rang, et élimine les Nationals de Montréal en quatre matches consécutifs, malgré la présence de Bernard "Boum Boum" Geoffrion, meilleur marqueur de la ligue, en face. La finale contre le Canadien junior est à égalité deux à deux quand Frank Selke annonce qu'il a l'intention de faire à Béliveau, pendant l'été, "une offre qu'il ne pourra pas refuser". La déclaration de Selke, qui est directeur-gérant du Canadien junior comme du "grand" Canadien, n'est pas innocente. Il motive ainsi les joueurs de "son" Canadien junior, qui cherchent à se faire une place dans la grande équipe, et il désigne aussi Béliveau comme "l'homme à abattre" pour le reste de la série. La tactique fonctionne à plein et, gonflés à bloc, les "Baby Habs" remportent les deux derniers matches et la ligue. Montréal attendra Après un dernier été à Victoriaville, où il travaille dans une usine de fabrication de manteaux, Béliveau passe quelques semaines au camp d'entraînement du Canadien, où on cherche à le convaincre d'accepter de passer au Canadien junior, sans toutefois jamais lui faire cette fameuse offre qu'il n'aurait pu refuser. Comme il en avait l'intention depuis le début, Béliveau retourne à Québec après trois semaines de camp. Pour être sûr qu'il ne cédera pas à la tentation, on lui fait d'ailleurs des conditions hors du commun : un salaire de 6000 $ par an avec l'équipe junior, autant que bien des joueurs de la LNH, et en plus on lui a déniché un poste aux relations publiques de la Laiterie Laval, qui lui rapporte 3000 $ de plus. Ce poste, qui lui donne beaucoup de visibilité en dehors de la patinoire, le rendra très populaire auprès des jeunes enfants, et lui apprendra à être à l'aise en public. Il finira même par animer une émission de radio. Avant le début de la saison, il rencontre Élise Couture, une "jolie blonde" dont la principale qualité est apparemment qu'elle ne connaît strictement rien au hockey, et qui deviendra son épouse. En décembre, des blessures de joueurs réguliers du Canadien amènent l'équipe à faire venir Béliveau pour un match contre les Bruins de Boston, ainsi que Bernard Geoffrion. Ce dernier marque l'unique but de l'équipe dans un match nul 1-1, mais c'est Béliveau, crédité de neuf tirs, qui obtient la première étoile. Six semaines plus tard, la maladie de deux joueurs ramène les deux juniors avec la grande équipe, et ils inscrivent un but chacun pour une victoire 4-2 contre Chicago. Pour leur part, les Citadelles connaissent une excellente saison, à la première place du classement. Jean Béliveau remporte le championnat des marqueurs à égalité avec Skippy Burchell, grâce à un but au dernier match de la saison, contre l'équipe de celui qui lui dispute le titre. Blessé en deuxième période suite à une mise en échec à la limite de la légalité, Béliveau revient en boitant en troisième, mais réussit à marquer, ce qui lui permet de rattraper Burchell in extremis. Les Citadelles remporteront la ligue junior du Québec, mais s'inclineront en finale de la Coupe Memorial face aux Flyers de Barrie, dans une série où les jeux en coulisses, sur les lieux des rencontres et la participation de joueurs d'équipes éliminées, prendront une grande place. Les Flyers insistent notamment pour qu'au moins un match soit disputé sur leur propre glace, une surface de jeu minuscule, située dans une ville inaccessible par avion ou par train. Les Citadelles arrivent le jour du match en retard à 21h, ont une demi-heure pour monter sur la glace, et perdent 10-1. Béliveau n'est maintenant plus d'âge junior, et le Canadien se prépare enfin à l'accueillir... Mais il ne l'entend pas ainsi. Il souhaite continuer sa carrière à Québec pendant encore un moment, avec l'équipe des As de la Ligue de Hockey Senior. Le Canadien manœuvre en coulisses pour changer les règles, de sorte que Béliveau ne pourrait s'aligner avec les As qu'en signant avec le Canadien, et avec la permission de cette équipe, ce qu'elle ne lui accorderait évidemment pas. Étonnamment, cette règle n'est finalement pas adoptée, et Béliveau fait ses débuts dans le hockey senior. Financièrement, Béliveau est gagnant. Il gagne 10 000 $ à sa première saison, et en gagnera le double la saison suivante, après l'implication du bras droit du premier ministre québécois (Maurice Duplessis). Le salaire moyen dans la LNH à la même époque est de 7 000 $, et du coup, Béliveau gagne alors plus que les plus grandes vedettes de la Ligue Nationale, Maurice Richard et Gordie Howe. Par contre, à Montréal, les fans sont furieux, car ils croient (à juste titre) que Béliveau pourrait apporter une énorme contribution au Canadien. Les joueurs eux-mêmes souhaitent vivement l'arrivée de Béliveau et, dans une chronique qu'il tient dans le journal Samedi-Dimanche, Maurice Richard traite de "bandits" les gens qui gardent Béliveau à Québec. En fait, Richard n'a jamais souhaité utiliser un terme aussi fort, et c'est le journaliste Paul de Saint-Georges qui rédigeait les chroniques pour lui qui s'est laissé emporter ("bandit" était un de ses jurons favoris). Mais Richard n'a pas voulu mettre en cause son ami et dut s'expliquer lui-même de cette attaque (il récusa toutefois le terme "bandits"). En décembre 1952, le Canadien rappelle à nouveau Béliveau, pour trois matches. Il en profite pour marquer cinq buts, dont un "tour du chapeau" (trois buts dans un match), et du coup faire augmenter encore en peu les attentes des fans de l'équipe montréalaise. Béliveau est à chaque fois le meilleur compteur du championnat avec les As, ainsi que durant la conquête de la Coupe Alexander, un éphémère trophée qui récompense le champion senior canadien en regroupant les vainqueurs des ligues trop fortes pour la traditionnelle Coupe Allan amateur. À la fin de la seconde saison, les dirigeants de la Ligue Senior du Québec (alors semi-professionnelle) décident de devenir une ligue professionnelle. Du coup, Béliveau n'a plus le choix, il doit signer avec le Canadien qui détient ses droits pros. L'histoire veut que le Canadien ait carrément acheté la ligue au complet, afin de forcer Béliveau à s'amener à Montréal. C'est finalement chose faite, mais Béliveau arrive tout de même à arracher un contrat en or à Frank Selke : contrat garanti de cinq ans, pour un total de 100 000 $. Du jamais vu à l'époque, et il faudra d'ailleurs ensuite augmenter le salaire de Maurice Richard, la grande vedette, pour qu'il gagne tout de même plus que le nouveau venu. Comme si ce n'était pas suffisant, Béliveau obtient aussi un contrat de 10 000 $ par an de la brasserie Molson (le principal commanditaire du Canadien depuis des lustres), pour effectuer quelques apparitions promotionnelles. Justifier les attentes Jamais une recrue n'avait suscité de telles attentes, et très peu atteindront ce niveau plus tard. On pense à Bobby Orr, Guy Lafleur, Wayne Gretzky, Mario Lemieux, Eric Lindros, et Sidney Crosby. Les fans du Canadien sont persuadés que Béliveau est le joueur qu'il manque au Canadien pour atteindre le sommet et y rester. Ils n'ont pas tort. Évidemment, l'arrivée de Bernard Geoffrion et Dickie Moore au cours des deux années précédentes est aussi un facteur non négligeable. Béliveau épouse sa fiancée en juin 1953, et signe son premier contrat avec le Canadien le 3 octobre de la même année. Le soir même, il participe au match des étoiles de la ligue, qui opposait à l'époque le gagnant de la Coupe Stanley aux meilleurs joueurs des cinq autres équipes. Béliveau est le passeur sur le seul but de l'équipe marqué par Maurice Richard (1-3). La première saison de Béliveau à Montréal est frustrante pour celui-ci. Il se blesse sérieusement à la cheville dès le septième match et rate 22 parties. À son retour, il joue à peine deux matches qu'il subit une fracture de la joue gauche, résultat du bâton de Johnny Bower de Toronto (coup accidentel), ce qui lui en fait rater quatre autres. L'équipe lui fait venir un équipement protecteur spécial du Texas, mais il ne le portera pas, ce qu'on peut comprendre à la vue de l'équipement. À la fin de la saison, il n'a participé qu'à 44 des 70 matches de l'équipe, obtenant seulement 13 buts et 21 passes. Mais le plus inquiétant, c'est le résultat des examens médicaux que Béliveau a dû passer après avoir signé son désormais célèbre contrat. On lui décèle une anomalie cardiaque, qui empêche son cœur de pomper suffisamment de sang pour oxygéner son organisme, lors d'efforts importants. On parle d'un "cœur d'Austin dans un châssis de Cadillac". L'assureur pressenti pour garantir le contrat se désiste, mais cette anomalie n'empêchera pas l'athlète de disputer dix-huit saisons professionnelles. Notons tout de même qu'atteints de la même anomalie, les basketteurs professionnels Hank Gathers et Reggie Lewis meurent subitement en jouant. Béliveau est toutefois en santé lorsque les séries éliminatoires commencent, et il fait bonne figure, terminant au troisième rang des marqueurs, derrière deux coéquipiers, Moore et Geoffrion. Ce sont toutefois les Red Wings de Détroit qui remportent la Coupe Stanley, en prolongation du septième match de la série finale, lorsque Doug Harvey essaie d'attraper un dégagement inoffensif de Tony Leswick, mais rate la rondelle et la fait plutôt dévier dans son propre filet. Une défaite crève-cœur donc, pour les débuts de Béliveau. Lors de la saison 1954-55, Béliveau évite les blessures et ne rate aucun match. L'équipe est au nez-à-nez avec les Red Wings, et les trois meilleurs marqueurs de la ligue sont à Montréal : Richard, Geoffrion, et Béliveau. Toutefois, un événement imprévisible fait tout basculer. Lors d'une bagarre avec Hal Laycoe, Maurice Richard se défait du juge de ligne qui le retient par derrière en le frappant, et ce geste lui coûte sa pire suspension en carrière. Lors du match suivant à Montréal, une émeute force l'annulation du match, et crée une commotion dans tout le Québec. Malgré tout, Béliveau et Geoffrion croient pouvoir amener leur équipe à la Coupe Stanley. Au passage toutefois, Geoffrion devance Richard d'un point (et Béliveau de deux) au classement des marqueurs, ce qui lui vaudra des huées de ses propres partisans, à son grand chagrin. Lors des séries éliminatoires, les Canadiens font bonne figure malgré l'absence de leur capitaine, et ne s'avouent vaincus que lors du septième match, faute d'avoir pu arracher une victoire à l'étranger. Béliveau et Geoffrion amassent treize points en douze matches, mais sont nettement devancés par le premier trio de Detroit, composé de Howe, Lindsay et Delvecchio. Béliveau sera tout de même nommé sur la première équipe d'étoiles de la ligue. Les joueurs du Canadien jurent qu'ils vont se reprendre, mais les incidents ont fait une autre victime. L'instructeur Dick Irvin considérait que son étoile Maurice Richard était à son mieux lorsqu'il était en colère, et du coup il alimentait sa rage intérieure. Jugeant que l'approche d'Irvin à l'endroit de Richard avait causé la suspension de celui-ci, le directeur-gérant Frank Selke congédie Irvin et le remplace par l'ancien compagnon de trio de Richard, Toe Blake. Irvin ira un an à Chicago avant d'être emporté par un cancer. La plus grande dynastie Blake sait apparemment comment s'y prendre, car son arrivée correspond au début de la plus grande dynastie du hockey nord-américain. Et, ce n'est pas une coïncidence, à l'accession au statut de superstar du grand Jean Béliveau. À la fin de la saison, "le gros Bill" a nettement devancé tous les autres joueurs de la ligue au classement des marqueurs, autant lors de la saison régulière que des éliminatoires. Blake a choisi d'entourer Béliveau de Bernard Geoffrion et Bert Olmstead, et chacun obtient plus d'un point par match en moyenne. Béliveau réussit aussi un exploit inédit : le 5 novembre 1955, il marque trois buts (en 44 secondes) lors d'une même supériorité numérique à cinq contre trois, Laycoe et Gardner des Bruins de Boston étant alors au banc des punitions. Craignant une trop forte domination de Montréal, la ligue changera d'ailleurs le règlement, pour mettre fin à la supériorité numérique dès qu'un but est marqué, pour les pénalités mineures. Béliveau se fait aussi remarquer dans une catégorie statistique où l'on ne l'attendait pas. Ayant déterminé qu'il devait montrer qu'il ne s'en laisserait pas imposer, le gentil géant est le troisième joueur le plus pénalisé de la ligue avec 143 minutes, seulement devancé par les habitués Lou Fontinato et Ted Lindsay. Ses adversaires découvrent que Béliveau ne s'en laissera pas imposer, et ce dernier pourra à nouveau se concentrer sur le hockey : les deux saisons suivantes, il n'est puni que pour 105 minutes, puis 93 minutes, et restera sous les 80 minutes de pénalité pour le reste de sa carrière. Le 23 janvier 1956, la revue Sports Illustrated consacre sa une à Jean Béliveau, la première fois qu'un joueur de hockey est ainsi honoré. Lors des séries éliminatoires, le Canadien n'est jamais vraiment inquiété et ne subit que deux défaites, en route vers la première d'une série de cinq Coupes Stanley consécutives. Béliveau domine tous les joueurs en séries, grâce à 12 buts (ce qui égale le record de la ligue) et 19 points. Il marque des buts dans tous les matches sauf un, y compris deux buts gagnants, et deux passes sur des buts gagnants. En 1999, la revue Hockey News publie un numéro spécial à l'occasion des 100 ans du hockey professionnel, et désigne l'édition 1955-56 du Canadien meilleure équipe de l'histoire de la LNH. À l'issue de la saison, Béliveau remporte les trophées Art-Ross (meilleur marqueur) et Hart (joueur le plus utile à son équipe). Si le trophée Conn Smythe (meilleur joueur des séries éliminatoires) avait existé à l'époque, il l'aurait également remporté facilement. Pourquoi changer une recette qui fonctionne ? Les quatre années suivantes, le Canadien domine largement la ligue. Lors de la conquête de ces cinq Coupes Stanley, une seule série nécessite un sixième match, et en 1960, le Canadien remporte même la Coupe sans perdre un match, un exploit réussi une seule fois auparavant, par Detroit en 1952. Béliveau se révèle clairement le digne successeur de Maurice Richard. Et à l'exception de la saison 1957-58, où il manque quinze matches (cartilages déchirés aux côtes), il termine toujours dans les trois premiers marqueurs de la ligue. En 1959 toutefois, il doit troquer les patins pour les béquilles après le troisième match des séries. Une mise en échec de son couvreur Glen Skov le fait mal tomber contre la bande, ce qui lui vaut deux vertèbres fracturées au bas du dos. Peu après la fin de la saison 1957-58, le Canadien laisse partir Olmstead. Toe Blake choisit alors le colosse Marcel Bonin pour devenir le nouvel ailier gauche de Béliveau, alors que Bernard Geoffrion reste à sa droite. Plus tard, Dickie Moore prendra la place de Bonin aux côtés de Béliveau et Geoffrion. Ce trio connaîtra énormément de succès, et c'est la combinaison à laquelle le nom de Béliveau restera le plus communément associé. La Coupe Stanley de 1960 marque la fin d'une époque. Lors du camp d'entraînement de la saison suivante, Maurice Richard annonce sa retraite. Le défenseur Doug Harvey, une des grandes vedettes de l'histoire du Canadien, devient le nouveau capitaine de l'équipe. Le Canadien finit à nouveau en tête de la ligue, mais seulement deux points devant Toronto. Tout le monde s'attend à une troisième finale consécutive entre les Maple Leafs et les Canadiens, mais celle-ci n'aura pas lieu. Montréal s'incline en six matches face à Chicago, qui avait terminé 17 points derrière. Le point tournant de la série se produit lors du troisième match, quand les Black Hawks l'emportent en troisième prolongation, suite à une punition controversée décernée à Dickie Moore. Pour la seule fois de sa carrière, Béliveau ne marque aucun but en séries éliminatoires. Cet échec inattendu sur le chemin d'une sixième Coupe Stanley consécutive marque le début d'une courte période de reconstruction chez le Canadien. Les Maple Leafs non plus n'ont pas franchi la demi-finale, et les Black Hawks remportent leur troisième - et à ce jour dernière - Coupe Stanley de leur histoire, la seule de Bobby Hull. Capitaine privé de ses ailes L'année suivante, le capitaine Doug Harvey n'est pas de retour. Il paie, comme d'autres, sa tentative de former un syndicat de joueurs. On l'envoie aux Rangers de New York contre un défenseur nettement inférieur, le très pénalisé Lou Fontinato. Pour changer, l'équipe tient son camp d'entraînement à Victoria, en Colombie-Britannique, et doit disputer une série de matches préparatoires contre des équipes de la Western Hockey League en se rapprochant progressivement de Montréal. Lorsque le Canadien rencontre les Comets de Spokane (à Trail), Béliveau souffre d'une forte grippe et n'est pas en état de jouer. Mais l'entraîneur le supplie d'effectuer au moins une présence afin de faire plaisir aux spectateurs qui veulent voir leur héros. À peine capable de tenir debout, Béliveau se fait frapper par le capitaine adverse Bill Folk et tombe sur la glace. Bilan : ligaments déchirés, et plus d'une vingtaine de matches manqués. Au cours d'un vote, les joueurs élisent Jean Béliveau comme nouveau capitaine de l'équipe, au grand désarroi de Bernard Geoffrion, qui revendiquait plus d'ancienneté. Béliveau, qui avait lui-même voté pour Dickie Moore, propose à l'entraîneur Toe Blake de laisser le titre à Geoffrion, mais Blake ne veut rien entendre, indiquant qu'il n'a pas l'intention d'annuler le choix des joueurs. Béliveau devient donc capitaine du Canadien, et sera sans doute celui qui aura le plus laissé sa marque à ce poste. Toutefois, les partisans ont peu de patience et se permettent à l'occasion de huer Béliveau, qui se laisse aller à une certaine déprime. Ses nombreuses fonctions chez Molson l'accaparent énormément, et il s'en ouvre au propriétaire de l'équipe, le sénateur Hartland Molson, qui lui conseille de prendre les choses moins sérieusement. Le Canadien finit malgré tout largement premier de la saison régulière, et affronte Chicago en demi-finale. Béliveau est victime d'une charge sauvage du défenseur Jack Evans, et on craint même une fracture du crâne. Ce n'est pas le cas, mais Béliveau n'est plus l'ombre de lui-même pour le reste de la série (il en sera même affecté au début de la saison suivante). Henri Richard souffrant lui-même d'une fracture au bras, les Canadiens sont à court de deux centres et sont éliminés en six matches. La saison 1962-63 est à oublier pour Béliveau. Toujours affecté par sa blessure à la tête, il a parfois du mal à se motiver, d'autant que les media et les spectateurs, peu satisfaits de sa tenue, commencent déjà à parler de retraite. Béliveau a parfois envie de se frapper la tête sur les murs, avoue-t-il dans son autobiographie. Peu à peu, Gilles Tremblay remplace Dickie Moore comme ailier gauche du "Gros Bill". Le classement à la fin de la saison est des plus serrés : cinq points seulement séparent le premier (Toronto) du quatrième (Detroit). Montréal, troisième, se fait éliminer en cinq matches par les Maple Leafs, le dernier match ayant l'allure d'une dégelée, 5-0. À la fin de la saison, l'ancien compagnon de ligne de Béliveau, Dickie Moore, rencontre la direction. Celle-ci veut l'échanger, mais il refuse. On décide alors de ne simplement pas renouveler son contrat, affirmant qu'on peut le remplacer par un jeune joueur trois fois moins cher. Moore est furieux et souligne qu'il a tout de même marqué 24 buts au cours de la saison. Rien n'y fait, et à cause de la clause de réserve de l'époque, Moore ne peut même pas offrir ses services à une autre équipe. Peut-être l'équipe craint-elle que ses genoux, réputés fragiles, finissent par lâcher. Moore ne se laisse pas abattre, et fonde sa propre entreprise de location d'équipement lourd, qui fonctionne encore aujourd'hui avec beaucoup de succès. Il reviendra aussi au jeu, un an plus tard, avec Toronto. John Ferguson prend la place de Tremblay aux côtés de Béliveau (et Geoffrion) au début de la saison suivante. Ferguson, un joueur moyen, est toutefois un compétiteur hors normes, toujours extrêmement motivé, doublé d'un bagarreur redoutable. Il est souvent désigné comme le joueur le plus intimidant de l'histoire de la ligue, du moins jusqu'aux années 1980. La combinaison fonctionne à merveille pour Béliveau qui connaît une excellente saison, terminant troisième marqueur et remportant même pour la deuxième fois le trophée Hart. Le Canadien termine premier, un petit point devant Chicago, mais se fait éliminer en demi-finale par le champion Toronto, lors d'une série qui se rendra à la limite des sept matches, comme toutes les séries de cette année d'ailleurs, une situation unique dans l'histoire de la LNH. L'été suivant, c'est l'ailier droit de Béliveau qui le quitte. Au départ de Frank Selke du poste de directeur général, Geoffrion est invité à rencontrer le nouveau président David Molson, qui lui demande de prendre sa retraite, bien qu'il n'ait que 33 ans. On veut faire de la place pour Yvan Cournoyer et on propose donc à Geoffrion de devenir entraîneur des As de Québec de la Ligue Américaine, avec la promesse de devenir l'entraîneur du Canadien dans deux ans. L'ailier croit qu'il est toujours en mesure de jouer, mais, comme Moore, il a peu de choix et finit par accepter. Il conduira d'ailleurs les As au championnat de la saison régulière lors de ses deux saisons, mais son équipe se fera battre chaque fois en séries éliminatoires par les Americans de Rochester, renforcés par des joueurs des Maple Leafs de Toronto. Molson ne tiendra pas sa promesse et, au contraire, congédiera Geoffrion, qui apprendra la nouvelle par le journal. Après deux années "perdues", Geoffrion reviendra au jeu avec les Rangers de New York. La dynastie "discrète" Lors de la saison 1964-65, Béliveau est à nouveau victime de blessure. Sa production est en net recul, mais l'arrivée en décembre de Dick Duff, en provenance des Rangers de New York est une bouffée d'air frais. Duff prend la place de Ferguson à gauche de Béliveau, sur le trio complété par Yvan Cournoyer. Lors du match décisif contre Chicago en finale, Béliveau marque après à peine 14 secondes de jeu ce qui se révélera le but vainqueur, lors d'une victoire décisive de 4-0. Béliveau a excellé lors des séries éliminatoires, et remporte donc le tout nouveau trophée Conn Smythe. C'est le début d'une nouvelle dynastie, plutôt méconnue de nos jours, ce qui lui a d'ailleurs valu le surnom de "dynastie oubliée". Elle remportera quatre Coupes Stanley en cinq ans, n'échappant que la mythique finale de 1967, contre les Maple Leafs de Toronto. À l'occasion du centenaire de la confédération au Canada, la finale oppose les deux équipes canadiennes de la ligue, et le Canadien voudrait bien pouvoir montrer la Coupe Stanley à l'exposition internationale de Montréal. Béliveau a connu une mauvaise saison, subissant une blessure au pouce ainsi qu'une blessure sérieuse à l'œil. Il a même connu une séquence de 20 matches sans marquer un seul but. Mais si le début de saison de son équipe était poussif, elle se présente à la finale invaincue depuis quinze matches. Toutefois, les gardiens Johnny Bower et Terry Sawchuk se dressent devant l'équipe montréalaise et apportent à l'équipe torontoise sa dernière Coupe Stanley. Cette finale marque également la fin de la Ligue Nationale à six équipes. La crainte de la naissance d'une ligue rivale amène la ligue à procéder à sa première expansion depuis 1926, et à doubler de taille, par l'ajout de la Division Ouest (la Division Est étant composée des six "anciennes" équipes). Le Canadien s'est préparé très minutieusement au repêchage d'expansion qui a alors lieu, et ne perd que des joueurs marginaux, ce qui le laisse en excellente position pour la suite. Ce n'est donc pas une surprise s'il conserve la Coupe Stanley. La nouvelle formule des séries a été conçue afin de permettre à une des équipes de l'expansion de participer à la finale. Cela donne un résultat décevant, car il ne fait aucun doute que l'équipe de la division est remportera la finale sans difficulté. C'est d'ailleurs ce qui se produit, quand le Canadien élimine les Blues de Saint-Louis par quatre victoires à zéro, bien que chacune d'entre elles ait été décidée par un seul but, dont deux en prolongation. La principale force des Blues est une collection de joueurs à la fin de leur carrière : le gardien Glenn Hall, Dickie Moore et Doug Harvey, ce dernier ne se joignant à l'équipe qu'au cours des séries éliminatoires, ayant passé toute la saison comme joueur-entraîneur des Blues de Kansas City, de la CPHL. La saison suivante, qui voit de le départ de l'entraîneur Toe Blake et l'arrivée du jeune Claude Ruel, offre par ailleurs beaucoup de similitudes. Le Canadien, très fort, termine premier du classement général avec 103 points, mais les Bruins de Boston, avec Bobby Orr et Phil Esposito, suivent de très près à 100 points. La demi-finale entre les deux équipes est très relevée, et Serge Savard accomplit des miracles pour permettre au Canadien de l'emporter en revenant de l'arrière à trois reprises. Il se qualifie à la deuxième prolongation du sixième match grâce à un but de Béliveau, son premier but en prolongation en carrière. Plusieurs années plus tard, lors d'une entrevue pour les fins de la chronique "Le match que je n'oublierai jamais" de la revue Hockey Digest, Béliveau désignera ce match contre Boston. La finale, à nouveau contre Saint-Louis, n'approche pas le niveau de la demi-finale, le Canadien l'emportant en quatre matches par un score total de 12-3. Le pire et le meilleur La saison 1969-70 est un cauchemar pour le Canadien. Jean Béliveau a passé l'été précédent à faire la promotion de sa nouvelle entreprise de relations publiques, et arrive au camp d'entraînement épuisé. L'équipe n'arrive pas à trouver sa vitesse de croisière. La quintuple fracture à la jambe de Serge Savard n'aide évidemment pas les choses. Une semaine avant la fin de la saison, la place en séries semble acquise, mais le tout dernier jour, tout est peut-être à refaire. Le Canadien a une avance de deux points, mais les Rangers, qui bataillent aussi pour une place en séries, affrontent Detroit, une équipe "à leur portée" et pour qui le match n'offre aucun enjeu, alors que de son côté, le Canadien fait face à Chicago, qui se bat pour la première place du classement général. En cas d'égalité, l'équipe avec le plus de buts marqués sera qualifiée. Le Canadien bénéficie d'une avance de cinq buts, ce qui semble une marge assez confortable. Mais en après-midi, les Red Wings se "laissent battre" par les Rangers, par le score de 9-5, alors que l'entraîneur de Detroit, Doug Barkley, laisse tous ses meilleurs joueurs sur le banc. Des années plus tard, Frank Mahovlich, vedette de l'équipe, admettra qu'il a eu honte que son équipe soit ainsi complice d'une telle manœuvre. Le Canadien doit donc livrer match nul à Chicago, contre les Black Hawks, ou alors marquer au moins cinq buts. Mauvaise augure, ces mêmes Black Hawks ont battu le Canadien 4-1 la veille à Montréal. Le Canadien prend l'avance sur un but de Cournoyer aidé de Béliveau. Mais les Hawks marquent trois buts avant que le Canadien se s'inscrive à nouveau au pointage, un but de Béliveau (assisté de Cournoyer). Au début de la troisième période, il manque alors soit un but pour égaliser (si Chicago ne marque plus), ou trois buts pour dépasser le total des Rangers. Mais Pit Martin ajoute deux autres buts, et les espoirs d'arracher un nul s'envolent. Désespéré, l'entraîneur Claude Ruel se met à retirer son gardien chaque fois qu'il y a une mise en jeu en territoire adverse, dans l'espoir de marquer les trois buts qui manquent. La manœuvre échoue lamentablement, mais les Black Hawks en profitent largement, marquant cinq buts (!) dans des filets déserts, y compris un avec trois secondes à disputer dans le match. Marque finale : 10-2, et le Canadien est exclu des séries éliminatoires pour la première fois depuis 1948, et la seule jusqu'à 1995. Jamais dans l'histoire de la LNH une équipe n'a-t-elle été exclue des séries avec un bilan aussi bon (92 points en 76 matches). Dans la division ouest, les Seals d'Oakland se qualifient pour les séries éliminatoires avec à peine 58 points... Jean Béliveau souhaitait que cette saison soit sa dernière, il croit que l'heure de la retraite a sonné. Mais quelle mauvaise façon de terminer sa carrière. De plus, Sam Pollock le supplie de rester un an de plus, question d'encadrer les nombreux jeunes de l'équipe. Béliveau finit par se laisser convaincre. Une nouvelle expansion, qui ajoute deux équipes à la ligue, cause aussi un réalignement des divisions. Les événements de la saison précédente risquent maintenant peu de se reproduire. Le Canadien joue aussi mieux que la saison précédente, mais Claude Ruel finit par demander qu'on le remplace, et Al MacNeil fait son arrivée comme entraîneur-chef de l'équipe après vingt-trois matches. Sous MacNeil, l'équipe souffre de nombreuses blessures : Béliveau, Cournoyer, et Savard qui se fracture la même jambe que la saison précédente, mais cette fois en deux endroits "seulement". Toutefois, Sam Pollock sort un lapin de son chapeau : le 13 janvier, il obtient la grande vedette Frank Mahovlich des Red Wings de Détroit, en retour de trois joueurs. Frank est d'abord mis sur le même trio que son frère Pete, mais les résultats ne sont guère probants. On décide alors d'y aller avec les trois vedettes sur le même trio : Mahovlich, Béliveau et Cournoyer. La chimie s'installe tout de suite, et le trio est fort productif. Le 11 février, le Canadien affronte les North Stars du Minnesota. Béliveau n'a pas marqué depuis plusieurs matches, et son total en carrière semble bloqué à 497. Jusque là, seulement trois joueurs ont atteint le cap des 500 buts en carrière : Maurice Richard, Gordie Howe, et Bobby Hull. Dans ce match contre les Stars, Béliveau marque deux buts rapides en première période. Le match est télévisé au Québec, et toute la population espère voir l'exploit. Frank Mahovlich fait de ce 500e but une mission personnelle. Il cherche sans cesse à refiler la rondelle à Béliveau. Le gardien Gilles Gilbert finit par céder à nouveau, sur une très belle pièce de jeu, et Béliveau fait son entrée dans le club, à l'époque très sélect, des marqueurs de 500 buts. Le Canadien souhaite honorer Béliveau pour cet exploit, mais ce dernier refuse qu'on le couvre de cadeaux. Il pose ses conditions, la principale étant la création d'une fondation Jean Béliveau pour l'enfance. Le soir de l'hommage, un chèque de 155 855 $ est remis à la fondation qui, transformée en fonds, continuera d'exister jusqu'en 1993. En août 2000, la "Fondation du club de hockey Canadien pour l'enfance" a repris le flambeau. Mais en avril 1971, l'équipe de l'heure, dans la LNH, ce sont les Bruins de Boston. Ils établissent 29 records offensifs au cours de la saison, marquant 399 buts en tout (l'équipe qui les suit dans cette catégorie statistique est le Canadien, plus de 100 buts derrière !). Les quatre premiers marqueurs de la ligue sont des Bruins, dans une ligue qui a maintenant tout de même quatorze équipes. La question n'est plus de savoir s'ils vont remporter la Coupe Stanley, mais s'ils perdront un seul match lors des séries. Le Canadien doit affronter Boston dès le premier tour, et on ne donne pas cher de sa peau. Certes, l'équipe a un nouveau gardien, un certain Ken Dryden, qui a gagné lors de ses six titularisations, mais il n'a pas affronté les équipes les plus fortes de la ligue. Dans le premier match de la série, Dryden sauve son équipe d'une déroute, réussissant à garder le score final à 3-1. Le seul but montréalais est survenu en double avantage numérique. Le deuxième match est beaucoup moins équilibré, les Bruins prenant une avance de 5-1. Puis, les Canadiens se mettent à marquer un but après l'autre, notamment deux par Béliveau en début de troisième période, et le score final ressemble à un miracle : 5-7. La série prend alors une toute autre allure, et les équipes s'échangent les victoires. À la veille du septième match, la pression est immense, et même le vétéran Béliveau a du mal à dormir. Montréal se donne une avance de 4-2, puis laisse Dryden effectuer ses miracles. Il aura fait face à une moyenne de 41 tirs par match lors de cette série contre Boston ! Le Canadien élimine ensuite les North Stars du Minnesota avec beaucoup plus de difficulté que prévu, et se retrouve en finale contre l'équipe qui l'avait humilié 10-2 la saison précédente, les Black Hawks. Chacun gagne à domicile, jusqu'au septième match, à Chicago, qui décidera de la Coupe Stanley. Dans le camp du Canadien, il y a de la zizanie. Après le cinquième match, le vétéran Henri Richard a traité l'entraîneur MacNeil de "pire entraîneur que j'aie jamais eu de ma vie". Il regrette toutefois l'incident et déclare qu'il aurait dû se taire, ce que lui avait d'ailleurs signifié Béliveau sur le moment en lui serrant le coude. Lors du match décisif, Chicago prend les devants 2-0 et semble se diriger vers la victoire, quand le gardien Tony Esposito, d'ordinaire très fiable, laisse passer un tir de Jacques Lemaire, en provenance de l'extérieur de la ligne bleue. Le but redonne espoir au Canadien, et Henri Richard se met apparemment en tête de racheter son écart de conduite : il marque les deux derniers buts du match, et la Coupe revient à Montréal. Le principal artisan de cette Coupe, c'est évidemment Ken Dryden. Il y a aussi Frank Mahovlich, qui a été exceptionnel et a égalé le record du plus grand nombre de points en séries éliminatoires lors d'une saison. Mais Béliveau s'est également signalé, dominant la colonne des passes. Lors de la saison régulière, il avait terminé au dixième rang des marqueurs, pas trop mal pour un joueur qui célébrera ses 40 ans durant l'été. Cette fois, Béliveau peut se retirer en paix, même si, un an plus tard, à la création de l'Association Mondiale de Hockey, les Nordiques de Québec lui proposeront (en vain) des millions pour qu'il remette les patins. Une reconversion réussie Dès l'annonce de sa retraite, le Canadien déclare son intention de retirer le chandail numéro 4 de Béliveau, un honneur qui n'avait jusque là été accordé qu'à Howie Morenz (numéro 7) et Maurice Richard (numéro 9). Auparavant, le n°4 avait également été porté par les deux premières grandes vedettes de l'équipe, Newsy Lalonde et Aurèle Joliat. L'honneur est largement mérité : en 1998, pour célébrer ses 50 ans, la revue The Hockey News publiera la liste des 50 plus grands joueurs de la LNH de tous les temps, et Béliveau y figurera au septième rang, prouvant bien qu'il appartient à l'élite de l'élite. Curieusement, à l'annonce (en 1972) d'une série de huit matches entre l'équipe nationale de l'URSS et les meilleurs joueurs canadiens de la LNH, Béliveau se porte candidat au poste d'entraîneur-chef ; Gordie Howe fait de même. Ni l'un ni l'autre n'a la moindre expérience comme entraîneur, ou quelque connaissance du hockey international. On finira par retenir les services de Harry Sinden, qui possède les deux. Béliveau suivra tout de même la série de près, ses services ayant été retenus comme analyste par le réseau de radio privé (Radio-Mutuel) qui diffuse les matches. Rarement un joueur avait-il aussi bien préparé son après-carrière. Il souhaitait rester dans le monde du hockey, mais refusait d'être entraîneur ou directeur-gérant. Il pensait travailler chez Molson, propriétaire de l'équipe, et chez qui il avait déjà une longue expérience, mais on lui a plutôt proposé d'être responsable des relations publiques du Canadien, un poste amené à prendre de plus en plus d'importance en cette ère naissante des média; le titre de Béliveau est "vice-président senior aux affaires sociales". Peu après, Molson vend l'équipe à un consortium pour des raisons fiscales, mais en redeviendra propriétaire en 1978. L'équipe vit alors une de ses plus grandes époques de domination de la ligue (quatre Coupes Stanley consécutives de 1976 à 1979). Comme son bureau est en face, Béliveau est régulièrement consulté par Sam Pollock, qui fait généralement des choix extrêmement judicieux... Le choix de son propre successeur est l'exception qui confirme la règle ! Déterminé à ne pas embaucher l'entraîneur Scotty Bowman, ce en quoi il est appuyé par Béliveau, Pollock choisit Irving Grundman, qui amènera le Canadien très rapidement au niveau d'équipe "à peine supérieure à la moyenne". En 1982, le Canadien effectue un coup d'éclat en nommant un nouveau président, Ronald Corey, jusqu'alors président de la brasserie O'Keefe, concurrente de Molson. Corey a pour mission de redorer le blason de l'équipe. Une de ses principales préoccupations est de célébrer l'histoire de l'équipe, notamment en cherchant à renouer les contacts avec les anciens joueurs de l'équipe (Maurice Richard, notamment, n'a pas mis les pieds au Forum depuis plus de dix ans). On crée le club des "Anciens Canadiens", avec un budget significatif, et Béliveau s'occupera avec passion de cette mission. Son dévouement à la cause l'amène d'ailleurs à convaincre son président de laisser les Anciens Canadiens utiliser une partie de leur budget pour attaquer la Ligue Nationale en justice et donc, par le fait même, le Canadien lui-même. Jean Béliveau prendra finalement sa retraite de son poste en 1993, tout en continuant de siéger au conseil d'administration d'un certain nombre de compagnies, dont Molson, et acceptant aussi de devenir un des "ambassadeurs" du Canadien. Quelques années plut tôt, en 1989, une terrible épreuve a frappé sa famille : son gendre, policier à la Ville de Montréal, se suicide à son travail. Béliveau jure alors à sa fille Hélène qu'à partir de ce jour, il sera comme un père pour ses deux petites-filles, Mylène et Magalie. Cet engagement solennel n'est pas une promesse en l'air : en 1994, le premier ministre du Canada Jean Chrétien lui propose le poste de gouverneur-général du Canada, ce qui ferait de Béliveau rien de moins que le chef d'État. Il refuse, pour ne pas avoir à s'éloigner de ses petites-filles. Béliveau sera nommé en 1998 Compagnon de l'Ordre du Canada, ce qui est la plus haute distinction du pays. Déjà, en 1969, il avait été reçu Officier de l'Ordre du Canada, en même temps que Gordie Howe. En 2002, Jean Béliveau annonce sa retraite définitive de toute activité professionnelle, après avoir été associé pendant cinquante ans à Molson. Il demeure toutefois "ambassadeur" du Canadien. Cette retraite sera l'occasion d'une cérémonie très émouvante au Centre Bell de Montréal, alors que les partisans de l'équipe et d'anciens coéquipiers ont l'occasion de lui témoigner leur grande admiration à son endroit. Au mois de mai de l'année 2000, au cours d'un examen de routine, on découvre à Béliveau une tumeur maligne au cou. Le Québec entier retient son souffle. Alors que Maurice Richard est lui-même mourant, on n'est pas prêt à perdre un autre héros. Béliveau annonce qu'il se battra avec toute son énergie contre la maladie, et remercie le public et la presse de respecter sa vie privée à partir de ce moment. Il assistera tout de même aux funérailles de Richard deux semaines plus tard. Heureusement, les (trente-six) traitements de radiothérapie sont efficaces, et Béliveau se trouve en rémission, le seul vestige de sa maladie étant une absence totale de salive, qu'il compense en buvant régulièrement de l'eau ou en suçant des bonbons qu'il garde dans ses poches. Au début de l'année 2005, afin d'offrir à ses petites-filles la sécurité financière, Béliveau décide de vendre aux enchères la plupart des souvenirs associés à sa carrière : bagues de Coupe Stanley, chandails, trophées. Il imite en cela de nombreuses autres vedettes, dans ce qui commence à ressembler à une mode. La vente est un succès au-delà de toute espérance, et rapporte presque un million de dollars canadiens, soit le double de ce que l'on espérait, et plus que ce que Béliveau a gagné durant toute sa carrière de hockeyeur ! Aujourd'hui, Jean Béliveau est sans doute la personnalité québécoise la plus respectée, tous domaines confondus. Il a vécu une vie exemplaire, étant un modèle pour plusieurs générations. Le seul reproche qu'on puisse lui faire, c'est d'avoir mis la barre si haute en tant que hockeyeur/citoyen modèle, que bien peu des joueurs d'aujourd'hui, même les mieux intentionnés, arrivent à s'en approcher. Jean-Patrice Martel

lundi 4 mars 2013

POURQUOI LE SURNOM LES HABS?

Go Habs Go ! Les Habitants : plus qu'un surnom, une légende ! PAR ELISABETH LAFLAMME Printemps 2002... Les gradins du Centre Molson à Montréal sont pleins à craquer. Malgré une saison plutôt médiocre, le Canadien de Montréal a réussi une fois de plus à entrer en séries éliminatoires de la coupe Stanley pour la saison 2001- 2002, la quatre-vingt-douzième de son histoire. Il affronte ce soir à domicile l'équipe favorite pour cette rencontre, les Bruins de Boston. La foule majoritairement québécoise encourage son équipe avec énergie. Sur le tableau indicateur, on peut lire : « Go Habs Go ! Go Habs Go ! ». Partout on entend les partisans hurler cette unique phrase en cœur en espérant que leur enthousiasme insufflera la victoire à l'équipe. Dans la fébrilité du moment, personne ne se questionne sur cette expression dont l'origine se cache pourtant derrière une véritable légende. Alors, posons-nous la question : d'où vient cet emploi du surnom Habs ? M algré la multitude de disciplines sportives qui tentent de percer le marché du sport professionnel, les Québécois gardent une préférence marquée pour le hockey. Ce sport d'hiver fait partie de notre culture depuis près d'un siècle. Pratiqué presque exclusivement par les anglophones dès le milieu du XIXe siècle, le hockey commence à inté- resser les francophones seulement cinquante ans plus tard, soit à partir du dé- but du XXe siècle. L'engouement des Canadiens français pour ce sport est entre autres relié à la création d'équipes composées presque exclusivement de francophones1 . Pour la majorité des Québécois, le mot hockey rime essentiellement avec le Canadien de Montréal, la seule équipe québécoise de la Ligue nationale de hockey. Créée en décembre 1909 par J. Ambrose O'Brien, homme d'affaires important de l'industrie minière et déjà propriétaire à l'époque de trois équipes de l'Association nationale de hockey (le Renfrew, le Cobalt et le Haileybury)2 , elle est l'une des plus vieilles équipes de la LNH. Depuis sa fondation, le Canadien a pu compter dans son alignement certains des plus grands joueurs au monde. Georges Vézina, Toe Blake, Maurice Richard, Jean Béliveau, Guy Lafleur et, plus récemment, Patrick Roy, ont tous porté les couleurs de cette grande équipe et contribué à en faire un monument du hockey professionnel. Le Canadien de Montréal a remporté, au cours de son histoire, vingt-quatre coupes Stanley, un record pour la Ligue nationale. C'est certainement l'affection portée au club qui a contribué à l'apparition de surnoms aussi illustres que la Sainte-Flanelle, le Bleu-Blanc-Rouge, les Glorieux ou le Tricolore. Mais il en existe un autre, qui a cours depuis bien longtemps : Les Habitants ou The Habs. On s'est longtemps demandé d'où venait ce surnom bien spécial de Habitants : partisans, journalistes, mais aussi chercheurs et auteurs, ont longuement spéculé sur son origine. De leurs questionnements sont nées de nombreuses histoires et interprétations. Mais qu'en est-il réellement ? Un mythe qui a la vie dure L'histoire la plus véhiculée à propos de l'origine du surnom remonte à plus de soixante-quinze ans, et elle aurait pris naissance aux États-Unis. On la diffuse non seulement dans certains ouvrages sur l'histoire du Canadien, mais même sur le site Internet officiel du Canadien de Montréal : « Contrairement à une vieille lé- gende, le "H" du logo officiel du Canadien ne signifie pas "Habitants" mais "hockey" comme dans Club de hockey Canadien. La légende a pris naissance en 1924 quand le propriétaire du Madison Square Garden (New York) Tex Rickard s'était fait dire que le fameux "H" représentait les francophones du Québec qu'on désignait alors comme les Habitants. Le surnom tient depuis3 ». S'il est avéré que la lettre H du logo représente bel et bien l'abréviation de hockey, il est impossible que l'anecdote concernant Tex Rickard soit à l'origine du surnom Habitants, qui sert à désigner le Canadien de Montréal. En effet, quelques recherches dans les journaux de la première moitié du XXe siècle nous ont permis de découvrir que ce surnom avait cours dès 1914, date à laquelle il est attesté pour la première fois dans plusieurs articles du Devoir relatant les exploits du Canadien : « Ontario continue à se porter à l'attaque et Vézina bloque avec succès plusieurs lancés [sic] de Vair, [...] le Canadien reprend bientôt l'avantage et Hébert à son tour se voit forcé de défendre ses buts car "Jack" Laviolette multiplie ses courses furibondes et toute l'attaque des "Habitants" semble décidée, coûte que coûte à remporter la victoire. La période se termine avec [le] Canadien à l'attaque4 ». Cet extrait nous permet de prouver deux choses : d'abord, que le surnom avait cours au moins dix ans avant l'avènement de la légende reliée à Tex Rickard ; ensuite, qu'il fait son apparition deux ans avant qu'on ne crée le logo CH qui apparaît en 1916 sur le chandail du Canadien. Le surnom est donc plus ancien que le logo. Ces deux éléments suffisent pour démontrer qu'on ne distingue pas toujours bien histoire et légende lorsqu'il s'agit de mettre en lumière certains événements du passé. Par ailleurs, d'autres chercheurs ont affirmé que le surnom Habitants aurait été attribué au Canadien par les anglophones. On sait, en effet, que les Canadiens anglais ont utilisé le mot habitant pour désigner les Canadiens français, plus particulièrement ceux de classe économique inférieure, et sans référence à leur occupation5 . Mais certains faits nous amènent à remettre en question cette explication. En effet, bien qu'on retrouve le surnom Habitants pour désigner l'équipe de hockey dans les journaux francophones dès 1914, comme nous l'avons déjà dit, ce n'est qu'à partir de 1923 qu'on le relève régulièrement dans les quotidiens de langue anglaise. Si le surnom était d'origine anglaise comme le croient ces auteurs, on pourrait espérer retrouver Habitants dans les journaux anglais bien avant d'en trouver la trace dans la presse francophone. C'est pourquoi cette hypothèse n'est pas recevable. Une équipe vient au monde C'est en faisant un petit historique de la création du Canadien de Montréal que l'on peut facilement comprendre plusieurs éléments rattachés à la signification de leur légendaire surnom les Habitants. Ce dernier avait probablement à l'époque une dimension identitaire. Celle-ci est d'ailleurs à la base même de l'existence de l'équipe. L'histoire nous démontre que les sports d'équipe au Canada étaient autrefois pratiqués presque exclusivement par les Anglo-Saxons. En effet, les sports amateurs et professionnels ont fait leur apparition au Québec avec l'arrivée des immigrants en provenance des îles britanniques au cours des XVIIIe et XIXe siècles. C'est donc dans le milieu anglophone que le sport professionnel a pu se développer et prendre toute son expansion. Or, les francophones, pour leur part, s'identifiaient plutôt à des activités physiques traditionnelles d'origine rurale, mettant l'accent sur la force physique de l'individu. Ainsi les démonstrations d'hommes forts attiraient plus les Canadiens français que les parties de crosse ou de baseball : « Sauf exception les héros nationaux des Canadiens français du XIXe siècle ne sont pas des champions sportifs, mais des hommes forts. [...] À la fin du siècle ce sont les Louis Cyr, Horace Barré, Henri Cloutier, Davis Michaud, etc., qui représentent l'idéal de l'homme canadien-français issu de la Nouvelle-France6 ». La plus grande partie de la population qué- bécoise étant d'origine francophone et peu enflammée par le sport professionnel, un marché important de partisans potentiels, par conséquent, n'était pas exploité. Les dirigeants des différentes ligues (tous des anglophones) vont donc chercher à intéresser ce bassin de population au sport professionnel dans le but de réaliser d'importants profits7 . La rivalité entre les anglophones et les francophones était extrêmement importante à cette époque et l'on savait qu'il serait difficile d'intéresser ces derniers à des activités où l'on retrouvait presque exclusivement des anglophones. C'est pourquoi on eut l'idée de créer une équipe de hockey composée uniquement de Canadiens français pour arriver à attiret les francophones dans les arenas. Malgré le travail de recrutement effectué par les dirigeants, on devra tout de même engager quelques joueurs anglophones parmi les Canadiens français afin de compléter l'équipe8 . Cette situation est peut-être due, à l'époque, à un manque de joueurs canadiens-français disponibles sur le marché du sport professionnel. On réussit tout de même à former une équipe majoritairement francophone et on choisit un nom tout à fait représentatif pour cette nouvelle équipe : Le Canadien (à cette époque, le mot canadien ne représente que les Canadiens français)9 . Un fait intéressant vient d'ailleurs appuyer l'hypothèse du rôle joué par la dimension identitaire dans l'attribution du surnom Habitants. Nous avons appris que le club de hockey n'est pas la seule équipe sportive francophone à portet le surnom Habitants au début du siècle. En effet, avant lui, l'équipe de crosse le National a porté ce surnom dès 1912 : « Le National ne veut plus perdre de partie. L'équipe canadiennefrançaise se dit de taille à vaincre tous ses adversaires. [...] Il est vrai que les "Habitants" est [sic] vaincu lesBleachers, samedi dernier...10 ». Comme pour le Canadien, cette équipe était composée presque exclusivement de Canadiens français, ce qui vient appuyet l'hypothèse de l'importance de la dimension identitaire dans l'attribution de surnoms rattachés à toute équipe sportive. Trois importants joueurs du nadien, Edouard «Newsy »Lalonde, Jack Laviolette et Didier Pitre", faisaient aussi partie durant l'été de l'équipe de crosse le National. La présence des mêmes joueurs canadiens-français dans l'équipe de crosse et au hockey peut expliquer l'attribution du même surnom à des équipes évoluant dans des disciplines totalement différentes. Le Canadien de Montréal dispute son premier match le 5 janvier 1910 contre le Cobalt — équipe qui n'existe plus de nos jours — et remporte sa première victoire. Malheureusement, cette première partie ne sera pas représentative de la saison puisque le Canadien finira en dernière position de la ligue pour la saison 1909- 191012 . Mais petit à petit, l'équipe canadienne-française gagnera les faveurs des spectateurs francophones et elle fait encore aujourd'hui la fierté de ses partisans. Pourquoi les Habitants ? Pour les Québécois d'aujourd'hui, le mot habitant n'a pas une connotation très positive. En effet, il désigne un être rustre, grossier, sans éducation ni savoirvivre. Se faire traiter d'habitant, n'est pas, entre nous, un compliment très apprécié. Alors pourquoi avoir choisi ce mot pour désigner une équipe sportive aussi importante pour une population que pouvait l'être le Canadien à cette époque ? Tout simplement parce qu'au début du siècle, le mot habitant n'avait pas du tout la même signification que celle qu'on lui attribue aujourd'hui. En effet, ce mot servait jadis à désigner le cultivateur et avait une connotation tout à fait positive au sein de la collectivité québécoise, majoritairement rurale. En 1900, 60% de la population du Québec vit à la campagne du fruit de la terre et il s'agit presque exclusivement de francophones". Malgré une urbanisation et une industrialisation rapides à la fin du XIX' et au début du XXe siècle, le mot habitant reste toujours un terme très positif. Le courant régionaliste qui domine la littérature québécoise de 1846 à 1945 et qui prône l'agriculture comme mode de vie idéal rend — à travers sa production littéraire — un grand hommage au cultivateur canadien-fran- çais. Les auteurs présentent l'habitant comme un bon chrétien, gardien des traditions, de la langue et de la foi. Pour eux, il s'agit d'un homme libre, travailleur, fort et robuste14 . Cette image convient parfaitement à une équipe sportive qui fait l'orgueil de sa patrie et que l'on veut victorieuse. Habitants devient Habs A partir de 1914, on retrouve très fré- quemment Habitants dans la presse francophone. Puis c'est au tour des anglophones d'adopter ce surnom dès 1923 : « An opening period marked by excellent hockey and hard shooting, in which Canadiens had a fair margin, gave way to the last two periods when St. Patrick's crumbled under the pace and the aggressive Habitants sent the score soaring15 ». De Habitants naît l'abréviation Habs dans la presse de langue anglaise à partir des années 1940. Celle-ci a vraisemblablement été créée par les Canadiens anglais puisqu'on ne la relève dans aucun hebdomadaire francophone. Elle devient rapidement usuelle sous la plume des journalistes anglophones : « Montrealers catching Habs fevet. [...] The Montreal Canadiens are peaking in the playoffs and some fans of hockey's most storied franchise dared to dream yesterday of a 25th Stanley Cup. [...] For the playoff-starved Habs faithful, the 2-1 win over the Bruins was much more than just a decisive victory over a bitter rival16 ». Aujourd'hui, le surnom Habitants a presque complètement disparu pour laisser la place à ceux de Tricolore et de BleuBlanc-Rouge (d'après les trois couleurs caractéristiques du chandail de l'équipe). Seule la variante Habs a subsisté, tout particulièrement dans la formule d'encouragement Go Habs Go ! Certains auteurs utilisent encore parfois Habitants avec une valeur stylistique, mais de façon très sporadique, comme on l'a lu récemment chez Claude Jasmin dans un article où il critiquait le sport professionnel : « Le sportspectacle ? Non. Pas d'intérêt. À part nos Habitants du Forum luttant ferme pour la coupe Stanley, l'ignorance totale, mon vieux !" ». En utilisant ce surnom, Jasmin met l'accent sur l'émotivité qui se dégage des souvenirs des années glorieuses du Canadien. L'auteur nous permet de comprendre tout l'attachement et la fierté qu'ont les partisans pour l'équipe canadienne-française. Peut-être l'emploi péjoratif du mot habitant que nous connaissons aujourd'hui at-il contribué au retrait presque total de ce surnom de la bouche des partisans et des journalistes sportifs. Les plus jeunes amateurs ignorent même bien souvent la signification de l'abréviation Habs. Mais que le surnom les Habitants tombe peu à peu dans l'oubli importe peu, puisque, malgré tout, le Canadien de Montréal gardera toujours une place importante dans le cœur des Québécois. Basé sur la documentation du Trésor de la langue française au Québec (CIRAL, Université Laval)

L ORIGINE DE NOTRE LOGO (JE ME SOUVIENS)

Le logo des Canadiens de Montréal Qu’est-ce qu’un logo ? Un logo (ou logotype) est un symbole graphique (une image) qui représente une marque, une organisation, une compagnie, une équipe de sport, etc. Que signifie celui des Canadiens de Montréal ? Dans les premières années de son histoire, le logo du Canadien a changé plusieurs fois. De 1909 à 2009, il y a eu 9 différents logos pour l’équipe du Canadien. Le « C » du Canadien revient souvent car il représente une équipe francophone. Les Français du Canada étaient appelés les Canadiens. De 1912 à 1917, le nom de l’équipe était « Club Athlétique canadien » et les initiales étaient « CAC ». On pouvait donc apercevoir un « A » au centre du logo à cette époque. Le logo que l’on retrouve aujourd’hui existe depuis 1952. Il est composé de trois lettres : un « C » blanc, un « H » blanc et un « C » rouge. Si vous croyez que le « H » que l’on voit sur le logo veut dire « Habs » ou « Habitants », détrompez-vous car cela veut dire « Hockey ». L’erreur serait en fait survenue en 1924 alors qu’on l’aurait rapporté à Tex Rickard, ancien propriétaire du Madison Square Garden, qui l’aurait à son tour répété à un journaliste, créant ainsi la confusion. Le nom officiel de l’équipe est « Club de hockey canadien ». Le « H » signifie donc « hockey ». La première fois que le « C » et le « H » ont été réunis, c’est en 1918. Le logo actuel du Canadien affiche le bleu, le blanc et le rouge. C’est pour cela qu’on appelle les Canadiens le « tricolore ». Ces couleurs sont celles du drapeau de la France. Le 6 octobre 2008, le logo des Canadiens de Montréal a remporté le concours du plus beau logo organisé par le site internet The Hockey News. Avez-vous aussi remarqué que si on retourne le logo on peut apercevoir un bonhomme sourire ?

NAISSANCE DU CLUB DE HOCKEY CANADIEN

Tout a commencé par une dispute. Une histoire d'argent, essentiellement, comme on en trouve quelques-unes dans le merveilleux monde du sport. En ce temps-là, il y a un siècle, existe depuis trois ans une ligue professionnelle ayant pour nom Eastern Canada Hockey Association (ECHA). En font partie quatre équipes: Les Senators d'Ottawa, les Bulldogs de Québec, les Shamrocks de Montréal et les Wanderers de Montréal. Les Wanderers forment une puissance à l'époque, eux qui ont remporté la coupe Stanley trois fois dans les quatre années précédentes. Le 25 novembre 1909, les dirigeants des clubs de l'ECHA sont réunis dans une suite de l'hôtel Windsor, au centre-ville de Montréal, pour préparer la prochaine saison. Et le torchon brûle sérieusement. C'est que le nouveau propriétaire des Wanderers, Patrick J. Doran, vient de faire construire un amphithéâtre de 3500 places rue Sainte-Catherine, juste à l'est de la voie ferrée dans le quartier Hochelaga, et il tient mordicus à ce que son équipe y établisse domicile. Les autres organisations, mais surtout les Senators, expriment leur désaccord et préfèrent que l'on continue d'utiliser l'aréna Westmount (sis là où se trouve aujourd'hui la place Alexis-Nihon), mieux placé et surtout deux fois plus spacieux et donc générateur de meilleurs revenus pour les équipes visiteuses, qui ont droit à une part de la cagnotte. Il apparaît tôt que l'impasse est totale et la rupture, inévitable. Les patrons des Senators, des Bulldogs et des Shamrocks ont-ils manigancé pour exclure l'indésirable? Toujours est-il qu'un vote est pris: l'ECHA sera dissoute et un nouveau circuit verra le jour, appelé Canadian Hockey Association (CHA). Il comprendra cinq équipes, mais pas les Wanderers. Furieux, les trois représentants des Wanderers, dont le bouillant ailier Jimmy Gardner, claquent la porte. Ils gagnent bientôt le lobby de l'hôtel, où un groupe de journalistes les attend. Or dans ce lobby se trouve aussi John Ambrose O'Brien. Le jeune homme de 24 ans, fils d'un richissime entrepreneur minier du nord de l'Ontario, a fait le voyage à Montréal dans l'espoir d'obtenir une franchise dans l'ECHA, ou dans la CHA naissante. La famille O'Brien soutient financièrement trois équipes de hockey, parmi lesquelles les Creamery Kings de Renfrew, champions de la Ligue fédérale en Ontario en 1909 et qui se sont vu refuser quelques mois auparavant la possibilité de concourir pour la coupe Stanley, à l'époque décernée à l'occasion de défis entre ligues. Ambrose s'est dit qu'en devenant membre de la CHA, il obtiendra ce droit. Mais les gens de la CHA ne veulent pas recevoir O'Brien et le laissent poireauter à l'extérieur. Renfrew est trop petit, trop éloigné pour prétendre intégrer leur prestigieux circuit. La discussion qui a tout déclenché Gardner aperçoit donc O'Brien et s'approche de lui. Dans son excellent bouquin Les Glorieux, l'auteur D'Arcy Jenish évoque l'échange qui a suivi: «Vous, les O'Brien, n'avez-vous pas des équipes de hockey dans le nord, à Haileybury et à Cobalt?», demande Gardner. «Nous supportons [sic] trois équipes de hockey là-bas, c'est vrai», confirma O'Brien. «Ambrose, dit soudain Gardner avec animation, pourquoi ne formons-nous pas une ligue, vous et moi? Vous possédez Haileybury, Cobalt et Renfrew; nous avons les Wanderers. Et je crois que si un club canadien-français était constitué à Montréal, nous ferions des affaires monstres. Nous pourrions même lui donner un nom canadien-français...» Après, écrit Jenish, que Gardner eut indiqué aux journalistes présents, qui en savaient déjà trop, d'aller faire un tour, «[il] fit alors signe aux trois hommes qui l'entouraient de s'approcher un peu plus près et leur dit, à voix basse, sur un ton de conspirateur: "Nous appellerons cette équipe le Canadien".» L'idée qu'une rivalité entre «Français» et «Anglais» de Montréal soit source d'affluence aux guichets et donc extrêmement lucrative sera reprise une quinzaine d'années plus tard avec la création des Maroons. En 1909, il existe bien une équipe en principe toute francophone dans la métropole, le National. Mais celle-ci, en ce 25 novembre, est admise dans la CHA. La semaine suivante, le 2 décembre, Ambrose O'Brien et les représentants des Wanderers tiennent une réunion afin de jeter les bases de leur nouvelle ligue. À la sortie, ils annoncent que celle-ci portera le nom de National Hockey Association of Canada Limited (NHA). Le 4 décembre 1909 Deux jours plus tard, le 4 décembre 1909, nouvelle réunion au Windsor. La CHA étant aussi réunie au même moment dans le même hôtel, des jeux de coulisses ont lieu dans le but de débaucher des membres du circuit rival, mais ils échouent. Lorsque les responsables de la NHA viennent s'adresser aux reporters, c'est acquis: la ligue comptera cinq équipes. Les Wanderers, Renfrew, Cobalt, Haileybury et, l'ultime tentative de faire changer d'idée le National s'étant révélée vaine, une toute nouvelle entité entièrement canadienne-française. Ainsi est né, il y a 100 ans aujourd'hui même, le Club de hockey le Canadien. On le désigne officiellement de cette manière, même si l'usage fera rapidement en sorte qu'on emploie aussi l'expression «les Canadiens». Du même coup, on fait savoir que Thomas Hare, qui représente l'équipe de Cobalt, déposera une somme considérable — D'Arcy Jenish évoque 5000 $ — dans une banque montréalaise pour assurer le fonctionnement du Canadien. Dans les faits, Hare est un employé d'O'Brien, qui avance l'argent et qui se trouve donc à contrôler quatre des cinq clubs de la NHA. On annonce également l'embauche du grand Jack Laviolette, l'un des meilleurs joueurs de son temps, pour bâtir en un mois, à partir de rien, une formation compétitive. Dès le début, les observateurs expriment l'avis que la lutte entre les deux ligues pour ce qu'ils n'appellent pas encore le dollar-loisir sera sanglante. Mais elle sera en réalité de très courte durée. O'Brien a les poches très profondes et il acquiert à fort prix les services d'excellents joueurs — les frères Patrick, Cyclone Taylor —, à tel point que les amateurs rebaptisent son équipe «les Millionnaires de Renfrew». Le calibre de jeu de la NHA est bien supérieur à celui que la CHA peut offrir. Résultat: au bout de quelques semaines, dès la mi-janvier 1910, après que des pourparlers de fusion n'eurent rien donné, la CHA doit se saborder. Deux de ses membres, les Senators et les Shamrocks, passent à la NHA et le National, qui commet l'erreur historique de refuser une proposition d'achat du Canadien, se joint à une ligue municipale. Le Canadien, lui, dispute sa première rencontre le 5 janvier 1910 contre les Silver Kings de Cobalt. Par la suite, il sera à quelques reprises menacé de déménagement, voire de disparition, mais il tiendra bon, tissant au fil de plus de 6400 matchs et 24 coupes Stanley, la plus riche des traditions de hockey au monde, multipliant en son sein les légendes dont on irait jusqu'à faire des fantômes, devenant machine à imprimer de l'argent aussi, et s'attirant l'amour parfois tumultueux mais toujours inconditionnel de ses innombrables partisans qui continuent de vivre et de mourir avec lui alors qu'il amorce son second siècle d'existence.

dimanche 3 mars 2013

LE CHANDAIL


LE PREMIER MASQUE

Jacques Plante Dans chaque sport, il est de ces hommes particuliers qui apposent une marque indélébile sur le jeu, une empreinte immuable qui affecte et transforme la face de leur discipline à jamais. Sur la glace, ces précurseurs, joueurs visionnaires et avant-gardistes, prophètes d'un temps passé, n'ont eu de cesse d'inventer et de réinventer le hockey, l'apprivoisant, le modelant, le façonnant au travers du prisme de leur passion. Athlètes fabuleux, artistes perfectionnistes, esthètes romantiques, ils ont influencé leur sport, en laissant derrière eux un legs perpétuel. Jacques Plante fait partie de cette race de champions. Car outre ses exploits devant les filets, il a contribué à révolutionner le poste de gardien de but, instaurant notamment le port du masque, et donnant une nouvelle dimension au jeu à la crosse du cerbère. Retour sur la carrière de celui que les Américains appelaient "Jake the Snake", une étoile au firmament du hockey sur glace. Une jeunesse formatrice Joseph Jacques Omer Plante vient au monde le 17 janvier 1929, à Shawinigan Falls, dans la province du Québec. Issu d'un milieu modeste (son père est machiniste, tandis que sa mère s'affaire sur divers travaux de couture), il est l'aîné d'une fratrie qui comptera onze enfants. Bientôt, la famille qui ne cesse de s'agrandir se trouve contrainte de s'adapter à la rigueur des temps et à la précarité ambiante. À Noël, les chaussettes des enfants déposées précautionneusement sous le sapin ne sont remplies que de fruits et de quelques bonbons. Pourtant, Xavier, le patriarche, ne manque pas d'imagination, et y ajoute régulièrement des petits jouets en bois, fantaisies ébauchées par son esprit créatif. Devant l'intérêt prononcé de Jacques pour le hockey, qu'il pratique chaque hiver sur les lacs gelés ou dans la cour de l'école avec ses camarades, il décide de lui fabriquer une crosse de gardien (il jouait initialement défenseur, mais des problèmes d'asthme récurrents l'ont peu à peu invité à se muer en sentinelle) à partir de la souche d'un arbre, et des jambières en recyclant des sacs de pommes de terres usagés. C'est une révélation pour le jeune garçon, et il s'en souviendra toute sa vie : "J'ai eu de nombreuses crosses entre les mains depuis, mais je n'oublierai jamais la sensation de celle-ci." À la maison, et en sa qualité d'aîné, son sens de l'initiative est constamment sollicité : il s'acquitte ainsi des tâches ménagères, et s'occupe de ses jeunes frères et sœurs afin de délester ses parents. Lorsqu'un jour il demande à sa mère de lui fabriquer une tuque (terme utilisé au Canada pour désigner les bonnets en laine) pour protéger ses oreilles du froid quand il joue au hockey, elle lui procure des aiguilles, lui enseigne les rudiments du tricot, et l'enjoint à confectionner lui-même son couvre-chef. Jacques se prend alors de passion pour cette activité, et réalise ses propres équipements, bas, chemises etc. Cette activité, qu'il trouve si reposante, lui servira d'antidote au stress tout au long de sa carrière. Le jeune Jacques est un enfant intelligent et perspicace, et se rend bien vite compte que dans le chemin escarpé de la vie, la chance sourit aux audacieux. Il développe ainsi un sens aiguisé de l'opportunisme, qui va lui permettre de faire ses premières armes dans les rangs d'une véritable formation de hockey. Par un après-midi glacial propre à l'hiver canadien, alors qu'il observe attentivement, comme toujours, l'équipe de son école à l'entraînement, une dispute éclate entre le coach et l'un des gardiens. Ce dernier est renvoyé au vestiaire, laissant la place vacante devant son filet. Il n'y a pas de remplaçant, et Jacques, du haut de ses 12 ans, sollicite l'entraîneur. Il se souvient : "J'étais alors à l'école St-Maurice à Shawinigan. Notre équipe de hockey comprenait des garçons de 17 et 18 ans, et j'avais pour habitude de les regarder évoluer sur la patinoire extérieure. Ce jour-là [...], le gardien était en difficulté et l'entraîneur l'accusa de ne pas faire de son mieux. Il devint fou et enleva ses patins. J'ai alors accouru vers l'entraîneur en me portant volontaire pour prendre sa place. Il n'y avait pas d'autre gardien aux alentours, je me suis donc posté devant le but et j'ai joué le reste de la saison." Il joue ainsi deux saisons complètes pour le compte de son école, au cours desquelles ses prédispositions naturelles font forte impression. Mais Jacques veut voir plus haut. Redoublant de malice et d'ingéniosité, il se présente un jour, flanqué de son matériel, à l'entrée de la patinoire de la ville, à l'aube d'un entraînement d'une équipe intermédiaire des Cataractes. Remarquant que la formation ne possède qu'un gardien, il propose ses services à l'entraîneur qui, sceptique dans un premier temps, finit par accepter de lui donner une chance. Il la saisit au vol, et devient rapidement l'attraction de la petite ville. Il s'investit corps et âme dans ce qui est pour lui une authentique vocation, dévouant tout son temps libre à la pratique de son sport favori, en évoluant à quatre niveaux différents, en plus d'aider l'équipe de la manufacture de Shawinigan. Pour s'aligner dans les cages de cette dernière, fidèle à lui-même, il demande bientôt à être rémunéré pour ses prestations : "Nous n'étions pas payés et mon père me suggéra de demander à l'entraîneur un peu d'argent. Il consentit à me donner cinquante cents par match à condition que je n'en dise rien aux autres joueurs. Nous ne pouvions nous offrir de radio ou autre luxe de la sorte. Cinquante cents représentaient énormément pour moi en ces temps." C'est également le point de départ d'une relation sibylline qu'il entretiendra avec l'argent durant toute son existence. Ses exploits répétés devant sa ligne attirent bientôt l'œil des recruteurs de tout le pays. Les propositions affluent, mais devant l'ardent désir de ses parents de le voir finir ses études, il reste dans sa ville natale jusqu'à ses 18 ans, et obtient au passage un diplôme de dactylographie. Il trouve un travail à l'usine du coin, mais son incommensurable talent le pousse vers un exil inexorable, et c'est le mythique Canadien de Montréal qui l'invite, en 1947, au camp d'entraînement de son escouade junior. Les instances dirigeantes du Tricolore tombent sous le charme, et souhaitent engager le prodige. Néanmoins, celui-ci décline l'offre : "Après une semaine, les Canadiens voulaient me faire signer, mais j'ai jeté un œil au contrat et décidé de rentrer à la maison. Je me faisais plus d'argent en tant qu'ouvrier !". Il défend alors pendant deux années supplémentaires les buts des Citadelles de Québec, avant que les Habs ne reviennent à la charge et ne parviennent finalement à l'enrôler. Il est assigné dans une des équipes réserves du Canadien, les Montréal Royals, formation pour laquelle il va faire les beaux jours durant trois ans. Ses réflexes exceptionnels, son style alerte, ses envolées loin de sa cage pour jouer le palet (qui donnent bien des sueurs froides à tous ses supporters), en font bientôt un véritable phénomène, le héros du public et le favori de la presse. Dans son coin, Jacques poursuit son apprentissage. Curieux de nature, il passe son temps, lorsqu'il ne joue pas, au Forum, à observer, noter, analyser le jeu des géants de la Ligue nationale. Un jour, lors d'un entraînement des Red Wings de Detroit, son attention est attirée par un gardien flamboyant, dont la posture accroupie et la dextérité entre les poteaux l'interpellent. Son nom est Terry Sawchuk. Inconnu posté dans les tribunes, Jacques Plante apprend avec avidité, conscient que son rêve d'être aligné parmi les étoiles de la NHL est désormais à portée de main... En route vers la NHL À l'issue de la saison 1949-50, Bill Durnan, légendaire gardien ambidextre du Tricolore, annonce son retrait du jeu, à seulement 34 ans. Gerry McNeil prend la place de titulaire, et Jacques se retrouve désormais deuxième dans la hiérarchie des portiers des Habs. Il sait maintenant que son heure est proche. Au mois d'octobre 1952, quand McNeil voit sa mâchoire fracturée, les dirigeants du Canadien font appel à Jacques pour le suppléer. Cet intérim qui doit durer trois rencontres s'engage cependant mal pour Plante. En effet, le jeune gardien est un joueur éminemment superstitieux, et ne se sépare jamais de la tuque confectionnée par ses soins lorsqu'il est sur la glace. L'entraîneur en chef de Montréal, Dick Irvin, ne souhaitant pas qu'un de ses protégés se distingue avec un tel équipement, l'enjoint à s'en séparer, invoquant un pseudo-règlement inventé de toutes pièces. S'engage alors ce que les médias qualifieront de "bataille de la tuque". Jacques ne cède pas d'un pouce sur cette question, prétextant qu'il sera déstabilisé et ne pourra évoluer à son meilleur niveau s'il se retrouve délesté de son fétiche. Le jour de ses grands débuts pourtant, ses trois tuques ont mystérieusement disparu du vestiaire. À quelques minutes du coup d'envoi, il n'a désormais plus le choix, et devra faire sans son précieux porte-bonheur. Trois victoires plus tard (avec seulement quatre buts encaissés), Jacques a cependant largement rempli sa mission et s'est prouvé qu'il n'avait pas un besoin vital de sa tuque pour accomplir des performances de premier plan au sein de la meilleure compétition au monde. Au début de l'année 1953, Jacques est assigné en AHL à une autre formation réserve des Canadiens, les Buffalo Bisons. Une fois n'étant pas coutume, l'arrivée de Plante provoque un enthousiasme démesuré chez les fans et dans l'encadrement du club. Il se remémore : "Ce fut une sacrée expérience. Nous étions derniers, onze points derrière l'équipe nous précédant quand je suis arrivé. [...] Nous avons enchaîné cinq succès d'affilée et la fréquentation de la patinoire est passée de 2000 à 9000 personnes. C'est à partir de là qu'ils ont commencé à me surnommer Jake the snake ("Jake le serpent"). J'adorais cette publicité." Fred Hunt, le manager général des Bisons, est si admiratif devant la petite merveille qu'il téléphone à Kelly Reardon, chef du personnel de Montréal, et lui dit : "Tu sais Ken, Plante n'a gardé le but que pendant quatre matchs et on ne parle plus que de lui à travers la ligue. C'est la plus forte attraction depuis les beaux jours de Terry Sawchuk." Le printemps venu, les Canadiens se retrouvent comme à leur habitude en playoffs, mais sont au pied du mur en demi-finale, menés trois victoires à deux par les Chicago Blackhawks. Dick Irvin décide alors de jouer un coup de poker, en alignant Plante pour la sixième rencontre, qui doit se dérouler dans l'Illinois. La pression est insoutenable pour l'inexpérimenté Jacques, qui compte seulement trois matchs à son actif dans la Ligue nationale. Il se rappelle de la tension et du stress qui l'animent dans le vestiaire, à quelques encablures du début de cette partie, dont le sort pourrait donner un élan prodigieux à sa carrière, ou au contraire le faire retomber dans l'oubli, le plongeant dans une déchéance aussi précoce que son accession sous les feux des projecteurs : "Mes genoux commencèrent à trembler. Dans le vestiaire ce soir-là, j'étais si nerveux que je n'arrivais pas à lacer mes patins. Maurice Richard s'est approché de moi et m'a montré ses mains. "Regarde-les, m'a-t-il dit, elles tremblent toujours avant un match important. Tu te sentiras mieux une fois sur la glace." C'est à un jeu de quitte ou double auquel Jacques s'apprête à prendre part en cette soirée. Et il répond au-delà des attentes. Montréal remporte la rencontre 3-0, et conclut la série deux jours plus tard, avec une nouvelle fois Plante devant les filets. Il participe également aux deux matchs initiaux de la finale face aux Boston Bruins, avant que McNeill ne récupère son poste. Le Tricolore remporte la Coupe Stanley, et le nom de Jacques Plante y est gravé pour la première fois. Il a passé l'épreuve d'initiation avec brio et justifié la confiance octroyée par ses dirigeants, désormais persuadés qu'ils possèdent en Plante un futur champion d'exception. L'année suivante, Jacques retourne à Buffalo, tout en prenant la place de McNeill lorsque celui-ci est blessé. Il garde ainsi la cage des Habs à dix-sept reprises durant la saison régulière, affichant des statistiques faramineuses (cinq blanchissages), et huit en séries. Lorsque McNeill perd le septième match décisif face aux Red Wings en finale, sa chute est inéluctable. Une nouvelle ère est sur le point d'éclore dans les buts du Canadien. Ce sera celle de Jacques Plante. Jacques le révolutionnaire Durant ses cinq premières saisons en tant que gardien titulaire des Canadiens de Montréal, Jacques Plante est une pierre angulaire d'une formation envoûtante et despotique, qui appose sa domination sur le hockey nord-américain. Avec dans ses rangs Maurice Richard, Jean Béliveau, Dickie Moore, Doug Harvey, Bernard Geoffrion et autre Henri Richard, la franchise québécoise survole les débats, terrorise et annihile ses adversaires, pour glaner cinq coupes Stanley en autant d'années. Ces hommes à l'appétit pantagruélique viennent de marquer d'un sceau immémorial la légende du hockey, en fondant une dynastie épique. Au cours de cette épopée onirique, Jacques multiplie les prouesses et accroche au passage à son étagère de trophées cinq Vézina, remis automatiquement à cette époque au gardien ayant la plus faible moyenne de buts encaissés. Au sommet de son art, il est désormais sur le toit de la planète hockey. Mais au-delà de ses performances faramineuses, de ses succès et de ses records, c'est son approche novatrice de son poste, et les innovations qu'il y inocule qui forcent l'admiration, et provoquent un engouement sans pareil à son égard. Car Jacques est l'archétype même du passionné, et du perfectionniste. Il respire le hockey de toute son âme, et a une soif inextinguible de progresser lui-même, et de faire évoluer sa discipline. Les soirs de match, une fois rentré chez lui, en fin observateur qu'il est, il décrypte, analyse, dissèque chaque action, chaque erreur, chaque but encaissé. Et, tel un érudit aliéné par la quête de la vérité, il se noie dans ses songes, à la recherche de l'antidote salvateur. C'est dans un premier temps au niveau du jeu à la crosse que le "style Plante" marque les esprits. Traditionnellement, le dernier rempart, posté en sentinelle, ne quitte pas sa ligne, laissant aux défenseurs le soin de récupérer et de jouer les palets derrière le but. Jacques, mettant ses épatantes qualités de patineur à profit, n'hésite pas à délaisser son filet pour couper la route aux attaquants adverses, ou pour bloquer la rondelle le long de la bande, et faciliter ainsi la relance à ses arrières, facette du jeu qu'il considère comme un déterminant majeur : "Plus je le faisais, plus je m'éloignais de ma cage. Cela paraissait la bonne chose à faire, ainsi j'ai poursuivi dans cette voie et ça a marché. La possession du palet est primordiale. C'est tout ce sur quoi je me concentre - garder le contrôle jusqu'à ce que l'un de mes coéquipiers arrive." Il parle également énormément sur la glace, dirige, aiguille, chaperonne à distance son escouade défensive. Il invente dans cette optique un nouveau signal, en improvisant un bras levé pour signaler les dégagements interdits, code devenu aujourd'hui norme. Enfin, il perfectionne peu à peu sa position dans les buts, n'hésitant pas à s'avancer au devant des artificiers ennemis pour boucher au mieux les angles de tir, avec un succès certain. Plus qu'un simple athlète, Jacques Plante est un témoin méticuleux, un penseur, un théoricien du jeu. Son ouvrage Devant le filet, guide destiné à l'entraînement de ses successeurs, est le premier de son genre, assertion supplémentaire de son engagement profond et de sa dévotion à la réflexion sur son sport. Cependant, le bouleversement fondamental qu'il instigue, et qui va faire sa légende, est l'introduction et la démocratisation du masque, qu'il parvient à imposer au terme d'une âpre bataille. À cette époque en effet, le port d'un artifice pour se protéger le visage est vu d'un très mauvais œil dans le microcosme du hockey. Car, en plus d'être accusé de réduire la vision du cerbère, il est considéré comme un signe ostensible de faiblesse et de lâcheté, ce qui est tout à fait inacceptable dans une discipline ou l'impact psychologique et l'intimidation jouent un rôle prépondérant. Si Jacques n'est pas pusillanime, il est malgré tout persuadé de l'inutilité de faire subir à son faciès des traumatismes atroces et irrémédiables. À partir de 1956, suite à une opération des sinus qui lui fait manquer treize matchs, il commence à porter la protection diabolique à l'entraînement, ce qui ne plaît que modérément à son entraîneur Hector "Toe" Blake, qui lui défend formellement de l'utiliser durant les rencontres officielles. Cependant, Jacques, qui ébauche et confectionne lui-même ses masques, ne s'en laisse pas compter, et poursuit le développement de sa carapace faciale durant les années qui suivent. Un soir de printemps 1958, au cours de la finale opposant Montréal aux Bruins de Boston, un spectateur averti, voyant Jacques foudroyé par un palet reçu en pleine tête, se décide à lui écrire. Il se nomme Bill Burchmore, est un ancien joueur et entraîneur de hockey, et travaille désormais pour le compte d'une entreprise spécialisée dans la fibre. Dans son esprit germe l'idée de concevoir un masque avec ce matériau qui présente l'avantage d'être léger, résistant, et pouvant parfaitement être adapté à la forme du visage. Dubitatif dans un premier temps, Jacques finit par se laisser séduire par le concept, et au cours de l'été 1959, il accepte de se faire prendre l'empreinte de sa figure à l'hôpital de Montréal. À partir de ce moule, Burchmore lui façonne une protection ultralégère, de trois millimètres d'épaisseur, aussi solide que l'acier. Jacques est pleinement satisfait de son nouveau jouet, mais lorsqu'il le présente à Toe Blake, celui-ci reste toujours sur la défensive, et attire son attention : "L'idée n'est pas mauvaise, Jacques, mais je te conseille de ne le garder que pour l'entraînement. Si tu commences la saison avec un masque et que tu n'arrêtes pas quelques lancers qui auraient pu sembler faciles à bloquer, les partisans vont te huer et ils vont rendre ton masque responsable de tes déboires." À contrecœur, Jacques entame ainsi la nouvelle saison sans son invention avant-gardiste, avec dans un coin de la tête, l'idée de la ressortir le moment venu... 1er novembre 1959 : ce soir-là, dans la Mecque du sport, le Madison Square Garden, Montréal défie les Rangers de New York. Au cours de la première période, un tir puissant d'Andy Bathgate atteint Jacques au visage. Sérieusement ouvert, il se trouve contraint de rejoindre les vestiaires, afin de se faire poser plusieurs points de suture. Il entre alors en conflit avec le coach Blake, attestant qu'il ne reprendra pas la partie à moins d'être autorisé à porter son fameux masque. L'entraîneur en ébullition entre dans une démonstration de colère prodigieuse, mais n'a guère le choix, les équipes ne possédant pas de gardien suppléant en ces temps-là. Il laisse donc Jacques reprendre place sur la glace, à condition qu'il abandonne sa protection une fois ses blessures guéries. Il ne sait pas encore que cette soirée particulière sera à marquer d'une pierre blanche dans l'histoire de la NHL. De retour aux côtés de ses coéquipiers, totalement transcendé par son masque, Jacques, motivé comme jamais à l'idée d'avoir l'opportunité de défendre enfin ses convictions profondes, redouble d'ardeur, multiplie les sauvetages et les arrêts décisifs. Les Habs l'emportent 3 buts à 1, mais ses détracteurs les plus acharnés campent sur leurs positions, à l'image de Muzz Patrick, directeur-général des Rangers, qui déclare : "On commence avec les gardiens qui portent des masques. Toutes les équipes ont un ou deux défenseurs qui se jettent sur la glace pour bloquer les tirs. Bientôt, ils vont vouloir porter des masques. Les attaquants vont porter des casques. Les équipes vont devenir des groupes de robots anonymes, sans visages identifiables. On ne peut pas se permettre de perdre cet attrait pour les spectateurs et les spectatrices." Pourtant, le Tricolore enchaîne par la suite sur une série stratosphérique de dix-huit matchs sans défaite. Durant les onze premières rencontres, Jacques octroie seulement treize buts. Il a dès lors gagné son pari : le masque est désormais popularisé, et ne quittera plus jamais l'équipement du gardien de but. Il est parvenu à convaincre les plus incrédules, comme Muzz Patrick qui fustigeait l'artifice moins d'un mois auparavant et qui révise maintenant son discours, ordonnant en particulier à tous les portiers des catégories juniors de l'organisation des Rangers de se munir de masques. Homme d'affaires dans l'âme, Jacques s'associe avec Burchmore, et gère tous les intérêts liés à son invention, dont il est devenu le fabricant exclusif. Sa carrière est alors à son apogée. Vers de nouveaux horizons Lors de la saison 1960-61 cependant, les Canadiens n'ont plus leur rayonnement des années précédentes. Maurice Richard vient d'annoncer sa retraite, et de nouvelles formations aux crocs acérés et pleines d'ambition pointent le bout de leur nez, notamment les Chicago Blackhawks emmenés par le redoutable duo Bobby Hull - Stan Mikita. De son côté, Jacques est gêné par des douleurs récurrentes au genou gauche, qui l'empêchent d'évoluer à son meilleur niveau. En cours d'exercice, il est même remplacé un temps par le jeune Charlie Hodge, et affecté aux Royals. Il revient en fin d'année, mais ne peut éviter l'élimination des siens en série, défaits par les futurs champions Chicago. Durant l'été, il se fait opérer, prend le temps de se reconstruire, et recouvre peu à peu ses possibilités. Le Tricolore doit à cette époque composer avec de nombreuses blessures (Béliveau, Moore, Johnson), et Plante tient l'équipe à bout de bras. Il collectionne les performances de grande envergure et remporte le trophée Hart Ross, récompensant le MVP de la saison. Malgré tout, l'offensive du Canadien est en berne, et le seul Jacques ne peut éviter la défaite des siens lors du premier tour des playoffs. La saison suivante, les relations entre Plante et la direction des Habs, sont de plus en plus conflictuelles. Il faut dire que Jacques, à l'instar de nombreux gardiens de cette ère ancestrale, est un homme nébuleux, complexe, au caractère difficile à cerner. Âme solitaire, attribut inhérent à son poste, il ne se mêle jamais à ses coéquipiers, avec qui il ne participe qu'aux succès sur la glace. Sorti de l'enceinte, il passe ses soirées seul dans sa chambre d'hôtel à tricoter ou répondre au courrier des fans, et dans le bus de l'équipe, il prend constamment la place située derrière le chauffeur, toujours à l'écart. Soliste génial devant sa ligne de but, Jacques se méfie du genre humain, et éprouve des difficultés à donner sa confiance, ce qu'il confesse lui-même : "Non, je ne me fais jamais d'amis. Pas dans le hockey, ni nulle part ailleurs. Pas depuis mon adolescence. Pourquoi cela ? Si vous êtes proche de quelqu'un, vous devez être prédisposé à lui plaire." Champion à l'ego incandescent, il n'hésite pas à critiquer ses partenaires les soirs de défaite, et son attitude est accusée d'influer négativement sur le moral des troupes. Au printemps, suite à une nouvelle élimination prématurée des Canadiens, le torchon brûle, et son avenir est rapidement scellé. Les instances dirigeantes de la franchise ont pris la décision de se séparer de leur gardien fétiche, et annoncent son échange avec les New York Rangers. En guise de justification, la directeur général des Habs, Frank Selke, explique aux journalistes incrédules : "Il fallait porter un grand coup, donner un exemple retentissant. Certains de nos joueurs étaient devenus trop riches, trop repus d'honneurs et de gloire. [...] Jacques Plante est un introverti qui est incapable d'oublier ses intérêts personnels pour servir la cause de l'équipe. Dans ces circonstances, si brillant soit-il comme gardien de but, il valait mieux qu'il parte. Voilà ce que je vous permets de publier." Jacques fait ainsi ses valises pour Big Apple, le cœur lourd. Sa confiance se consume peu à peu, et son jeu s'en ressent. Il n'est plus le gardien étoilé, qui a fait rêver les spectateurs du Forum durant tant d'années. Il dispute sous le maillot des Blueshirts deux saisons, au cours desquelles l'équipe ne parvient pas à atteindre les séries éliminatoires, et annonce sa retraite des patinoires. Il retourne alors vers ses racines, dans son cher Québec natal, où il devient représentant pour la chaîne de brasseries Molson. Son exil dure trois ans, trois longues années. Car un amoureux éperdu, un passionné frénétique du hockey comme Jacques, ne peut rester éternellement éloigné de sa muse. En 1968, une nouvelle franchise issue de l'expansion, les Blues de Saint-Louis, lui donne la chance de rechausser les patins. L'entraîneur en chef de l'équipe, un certain Scotty Bowman, souhaite imiter le modèle mis en place par Punch Imlach à Toronto, qui a remporté la Coupe Stanley en faisant garder ses cages alternativement par deux gardiens vétérans, Johnny Bower et Terry Sawchuk. Au grand Glenn Hall, Bowman rêve secrètement d'associer Jacques, et le convainc, un salaire de 35 000 dollars à la clé (le plus gros de sa carrière), de sortir de sa réserve, à 40 ans. Plante retrouve rapidement toutes ses sensations, réalise une première année ébouriffante, remporte le Vézina conjointement avec Hall, et emmène son équipe en finale. Malgré le balayage infligé en finale par ses anciens compères du Canadien, il se sent bien dans le Missouri, où s'offre à lui une seconde jeunesse : " Je sens que l'on me voulait ici, et quand je me sens désiré, je me sens bien." La saison suivante, il réédite des performances de grande classe, et les Blues atteignent pour la seconde fois les finales, battus par Boston. À 42 ans, Jacques a retrouvé le plaisir du jeu, et ne pense plus raccrocher. Échangé à Toronto, il enchaîne sur deux admirables exercices, avant d'être envoyé tardivement lors de la saison 1972-73 aux Boston Bruins, qu'il aide largement à atteindre les playoffs, en remportant sept des huit dernières rencontres de saison régulière auxquelles il participe. Il prend par la suite du recul, devenant entraîneur le temps d'une saison derrière le banc des Nordiques de Québec, avant de revenir une nouvelle fois au jeu, dans les rangs des Edmonton Oilers en WHA, à 46 ans ! Il réalise des prestations plus qu'honorables, mais, meurtri dans sa chair par des ennuis de santé répétitifs, et profondément touché par la disparition tragique d'un de ses fils dans un accident de voiture, il décide qu'il est désormais temps pour lui de tourner la page, définitivement. Il part alors s'installer en Suisse, à Sierre, ville d'origine de son épouse. Il y crée une école de gardiens et aide même un temps au coaching du HC Sierre, d'où il garde un œil attentif sur le jeu et ses évolutions. Il rentre régulièrement en Amérique du Nord prodiguer ses précieux conseils aux nouvelles générations, occupant notamment la fonction d'entraîneur des gardiens pour les Flyers de Philadelphie (il sera un mentor pour Bernie Parent). Il est malheureusement bientôt rattrapé par la maladie, et c'est un monde du hockey atterré qui apprend son décès le 27 février 1986, d'un cancer de l'estomac. Sa veuve Caroline-Raymonde décide l'année suivante d'offrir un "trophée Jacques-Plante" au meilleur gardien du championnat suisse. Une récompense du même nom est décernée dans la Ligue Junior Majeur du Québec. Jacques Plante, héros intemporel au panthéon du hockey sur glace, a gravé sa marque dans l'histoire de son sport, en contribuant à le faire évoluer de manière radicale et fondamentale. Le célèbre numéro 1 laisse derrière lui un palmarès fastueux, des lignes statistiques ensorcelantes et l'image d'un surdoué, d'un théoricien du jeu unique, l'archétype même du précurseur. Quant à savoir s'il est le meilleur gardien de l'histoire, les avis divergent, beaucoup le mettant en concurrence pour ce titre honorifique avec Terry Sawchuk. À propos de ce débat, qui relève d'une grande subjectivité, les paroles de l'un des meilleurs spécialistes du poste, Ken Dryden, résument finalement bien la situation : "Il y a beaucoup de très bons gardiens, il y a même un grand nombre de bons gardiens. Mais il y a peu de gardiens importants. Jacques Plante était un gardien important." Homme solitaire, ayant souvent eu du mal à évoluer aux côtés de ses pairs, Jacques Plante leur a pourtant laissé un legs inestimable. Et c'est paradoxalement en se réfugiant derrière un masque qu'il est devenu l'une des figures les plus reconnaissables de sa discipline. Pour l'éternité. Alexandre Pengloan
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