mardi 12 mars 2013
"ROAD RUNNER"
Yvan Cournoyer
Le patronyme d'Yvan Cournoyer évoque souvent bien peu de choses au lecteur lambda. On ne le trouve que rarement associé aux noms des joueurs qui ont fait la légende du hockey sur glace, les Maurice Richard, Gordie Howe, Bobby Orr, Bobby Clarke, Guy Lafleur, Mario Lemieux et autre Wayne Gretzky... Et pourtant, ce petit ailier droit, pur produit de la terre sacrée canadienne, a joué un rôle majeur dans la fondation de l'une des plus belles dynasties des sports collectifs, l'équipe de Montréal des années 1960-70, qui en l'espace de quinze ans allait, telle une tornade, emporter tout sur son passage.
Un petit bond dans le passé semble ainsi s'imposer, afin de remettre sous les feux de la rampe un joueur qui fit le bonheur de sa formation et des fans du mythique Forum durant plus d'une décennie... Le "Roadrunner" a été un joueur enthousiasmant par sa capacité d'accélération, qui lui permettait de s'échapper à chaque match. Son tir du poignet lui a permis de marquer des buts importants, notamment lors de sa grande saison 1972/73 où il a enchaîné la série du siècle et un couronnement en play-offs NHL.
Petit mais costaud
Yvan Serge Cournoyer voit le jour le 22 novembre 1943 à Drummondville, dans la province de Québec. Au pays du hockey-roi, sa première rencontre avec ce sport qui allait devenir sa vie se produit à l'âge de sept ans, lorsque son oncle lui offre une paire de patins pour son anniversaire. Enthousiasmé, le jeune Yvan ne les quittera désormais plus. Son père, qui travaille entre Drummondville et Montréal, érige chaque hiver une glace derrière la maison familiale, pour permettre à son fils de s'adonner pleinement à sa nouvelle passion ; l'heure des beaux jours revenue, Yvan se rend régulièrement à la patinoire de la ville afin de parfaire son jeu. Puis la famille Cournoyer émigre vers la capitale québécoise, le patriarche y ayant acheté un commerce. Yvan rejoint alors une formation anglophone, les Lachine Maroons, alors qu'il ne parle pas le moindre mot de la langue de Shakespeare, bien déterminé à lancer sa carrière. Son petit gabarit laisse de prime abord sceptique : "Les gens me disaient toujours que j'étais trop petit. Mais j'aime le fait de ne pas être imposant [...] C'était comme une lutte pour accéder au haut niveau. Je me souviens d'un coach me disant que j'étais trop petit pour jouer dans son équipe. La seule chose que je lui répondis fut 'essayez-moi'." Sa ténacité et son abnégation impressionnent, et lui permettent de s'imposer peu à peu. Son talent inné fera le reste.
À 18 ans, il intègre l'équipe junior du Canadien de Montréal. À cette époque, il se développe rapidement sur le plan musculaire ; ses jambes deviennent si robustes qu'il est obligé de porter un équipement taillé sur-mesure. Il redouble également d'ardeur à l'entraînement, utilisant notamment un palet alourdi pour perfectionner son lancer : son tir du poignet, puissant et rapide, commence à faire des merveilles...
C'est lors de la saison 1963-64 qu'Yvan Cournoyer enfile pour la première fois la tunique mythique de l'équipe première du Canadien. Il est appelé pour pallier des blessures, et participe à cinq rencontres, au cours desquelles il fait déjà une grosse impression, en inscrivant quatre buts. Son rêve prend forme : "Jouer pour les Canadiens de Montréal avait toujours été un rêve. À cette époque, il y avait les Canadiens et les Canadiens. Il y avait 'The Rocket' (Maurice Richard), Jean Béliveau, Henri Richard, Jacques Plante, ces noms, tous membres du Hall-of-Fame." L'année suivante, malgré une pige de sept rencontres en Ligue mineure dans l'équipe des As du Québec, il obtient une place permanente dans l'effectif qui décroche la Coupe Stanley en fin de saison, l'un des plus beaux souvenirs de sa carrière : "La première coupe Stanley est toujours la plus satisfaisante. C'est un rêve qui devient réalité. Un rêve que plusieurs jeunes partagent, mais que très peu réussissent à atteindre."
Réclamé par le Forum
Au cours des deux saisons suivantes, l'entraîneur du Canadien Toe Blake le trouve encore un peu trop léger, en particulier sur le plan défensif, pour en faire un titulaire indiscutable. Par contre, il optimise les qualités d'attaquant d'Yvan en l'intégrant aux powerplays, où son sens du but fait mouche : en 1965-66, il inscrit 16 de ses 18 réalisations en supériorité numérique, et remporte au passage sa seconde Stanley Cup. En 1966-67, 20 de ses 25 buts sont marqués en jeu de puissance, et les supporters commencent à réclamer plus de temps de glace pour leur nouveau petit protégé, entonnant régulièrement des "On veut Cournoyer" qui résonnent dans le Forum. Ces doléances ne plaisent que modérément au coach Blake, qui souhaite voir Yvan s'aguerrir en défense, tout en lui enlevant une certaine pression : "Pourquoi ne le laissent-ils pas tranquille ? Ils sont en train de lui mettre de la pression et le dérangent dans son évolution. Ils blessent l'équipe", déclare-t-il un soir, passablement énervé. C'est avec l'arrivée de Claude Ruel derrière le banc que Cournoyer devient partie intégrante de la rotation du Tricolore.
Le début de la décennie 1970 marque l'apogée de sa carrière. En 1971, les Habs remportent une nouvelle coupe, bien aidés par les recrues Ken Dryden et Frank Mahovlich, et un Cournoyer de plus en plus redoutable qui marque 22 points en 20 rencontres de playoffs. Scotty Bowman prend les rênes de l'équipe en 1972 et place Cournoyer sur la même ligne que Guy Lafleur (au centre) et Steve Shutt (à l'aile gauche) : il affole les compteurs, trouvant le chemin des filets à 47 reprises.
En septembre 1972, il fait partie de la formation canadienne qui doit affronter les Soviétiques dans l'inoubliable série du siècle. À cette époque, l'URSS domine le hockey dans les grandes compétitions internationales, profitant du fait que le Canada ne puisse aligner de joueurs professionnels lors des championnats du monde ou des Jeux olympiques. En pleine guerre froide, c'est donc une rencontre qui doit décider de la suprématie sur le hockey mondial qui va avoir lieu, et qui se projette même bien au-delà de la sphère strictement sportive... Cournoyer se souvient : "Les gens pensent que nous exagérons quand nous disons qu'il s'agissait d'une guerre, mais c'est exactement ce que c'était. C'était davantage que huit parties de hockey. C'était l'affrontement de deux solitudes et de deux façons de vivre. Nul doute que je n'oublierai jamais cette expérience."
La grenouille devient prince
Grands favoris, les joueurs à la feuille d'érable sont pourtant rapidement menés trois victoires à une, avant de jouer les trois derniers matchs à Moscou. Il suffit désormais d'un nul aux Soviétiques pour s'adjuger la série : les Canadiens sont au pied du mur, et vont pourtant réaliser l'impensable. Ils remportent sur le fil les rencontres 6 et 7 avant l'affrontement décisif. Les locaux font la course en tête jusqu'au milieu du troisième tiers, moment choisi par Cournoyer pour égaliser, et redonner l'espoir à sa formation. Un score de parité suffit aux Soviétiques pour l'emporter. Lors de la dernière minute de jeu, la ligne composée de Phil Esposito, Yvan Cournoyer et Paul Henderson jette ses dernières forces dans la bataille. À trente-quatre secondes du coup de trompe final, le miracle se produit. Sur un tir d'Esposito repoussé par Tretiak, Henderson surgit et pousse le puck au fond des filets, faisant chavirer de bonheur le peuple canadien, dans un dénouement dramatique qui restera à jamais dans les annales du hockey. Cournoyer (que l'on peut voir étreindre Henderson sur la photo immortalisant le but, passée depuis à la postérité) prend une part active au succès des siens dans cette série avec officiellement trois buts et deux assistances. Un examen des vidéos de la série montre même aujourd'hui qu'il aurait dû être crédité en fait de 7 points et non 5. Il est alors au sommet de son art, et compte bien poursuivre sur cette lancée avec les Canadiens lors de son retour en Amérique du Nord.
En 1972/73, il réalise sans doute son exercice le plus accompli. Après une nouvelle marque à 40 buts en saison régulière (79 points et un ratio de +50 au plus-minus !), il prend littéralement feu durant les séries, au cours desquelles il inscrit 15 buts en 17 rencontres, un record pour l'époque. En finale, les Habs affrontent les Blackhawks de Chicago. Au cours du sixième match, alors que les deux formations sont à égalité quatre buts partout dans le troisième tiers, Yvan se retrouve face au terrible défenseur Jerry "King Kong" Korab, sur en engagement. Ce dernier tente alors de le provoquer, un sourire narquois au coin des lèvres : "Hey, toi petite grenouille. Que deviendras-tu quand tu grandiras ?" La réponse de Cournoyer est cinglante : "Quelque chose que tu ne seras jamais. Un buteur." Et dans la foulée, il joint ses actes à ses paroles : sur une frappe de Lemaire repoussée, Yvan contourne Korab, et se révèle plus prompt que lui sur le rebond, qu'il récupère du revers, pour donner un avantage décisif aux siens. Quelques instants plus tard, il délivre une passe décisive à Tardif au second poteau, égalant ainsi le record de Gordie Howe de 1955, avec 12 points inscrits en finale (son coéquipier Jacques Lemaire atteint lui aussi cette marque, qui ne sera battue que par Gretzky). Cournoyer glane ainsi le prestigieux trophée Conn-Smythe de MVP des playoffs, point d'orgue d'une année en tout point fastueuse.
Le capitanat doré
En 1975, après une élimination précoce de Montréal en playoffs, une page se tourne au Canadien, avec le départ en retraite d'Henri "the pocket rocket" Richard, qui laisse le capitanat vacant. L'honneur de porter le prestigieux "C" sur le cœur échoit presque naturellement à Yvan Cournoyer, nommé capitaine de l'équipe par les joueurs. Un vote unanime, se rappelle-t-il, et un souvenir mémorable : "Ce fut un immense honneur d'être le capitaine des Canadiens de Montréal après the Rocket, Jean (Béliveau) et Henri (Richard). C'était quelque chose d'être nommé par mes pairs, et cela me donna une grande confiance. En tant que capitaine, j'ai joué plus âprement que je n'ai jamais joué de toute ma vie. J'aimais représenter l'équipe. Nous étions très soudés. Quand on perdait, on perdait ensemble, quand on gagnait, on gagnait ensemble." Il devient un véritable leader, un intermédiaire entre les joueurs et le redouté coach Bowman, et assure la cohésion d'une formation canadienne qui a tous les atours d'une véritable famille : "Je pense qu'un capitaine est plus qu'un assistant de l'entraîneur. J'étais le médiateur entre le coach et les joueurs. Aujourd'hui, s'il y a un problème, les joueurs disent 'parlez à mon agent'..."
Yvan Cournoyer prend son rôle très à cœur, et fait tout son possible pour désamorcer les dynamiques de défaites. Son ancien coéquipier Yvon Lambert se souvient : "Il faut dire qu'avec les succès que nous connaissions, les longues séquences de défaites étaient rares. Après deux revers, le capitaine Yvan Cournoyer convoquait très souvent une rencontre d'équipe au Carabinier à la place Alexis Nihon où on se parlait yeux dans les yeux. On réglait simplement nos problèmes entre nous. [...] Dans une mauvaise passe, c'est en interne que les choses doivent se régler avec le capitaine et les leaders qui doivent prendre la parole pour ramener l'harmonie. Yvan, qui a été mon capitaine longtemps et qui détestait perdre, était de la lignée d'Henri Richard et de Sam Pollock. Il a été élevé dans une tradition gagnante et quand il voyait que les choses n'allaient pas, il n'hésitait pas à prendre les choses en main." Sous son capitanat, les Canadiens vont alors renouer avec le succès...
En effet, au cours des quatre années durant lesquelles Cournoyer tient le rôle de capitaine, les Habs remportent à chaque fois le titre suprême, ce qui lui fait dire en souriant : "Je ne dois pas avoir fait un si mauvais job...". Emmenés par une attaque de feu composée notamment de Guy Lafleur, Steve Shutt, Pete Mahovlich et Yvan Cournoyer, et possédant à l'arrière l'impressionnant "Big Three" (Larry Robinson, Serge Savard et Guy Lapointe) qui forment une muraille imperméable devant Dryden, les Canadiens sont irrésistibles, et tout simplement inarrêtables. En 1976-77, le Tricolore ne perd que huit rencontres durant la saison régulière (un record stratosphérique, qui n'est pas près d'être battu...), avant de balayer les Boston Bruins en finale.
Malheureusement, à cette époque, Cournoyer est rattrapé par l'âge, et son physique commence à faire des siennes. Un disque vertébral fait pression sur un nerf, ce qui lui cause de sérieuses douleurs dans la jambe gauche. Le diagnostic tombe en début de saison 1976-77 : une opération est nécessaire. Yvan, qui ne l'entend pas de cette oreille, fait fi de la souffrance, et participe à 60 rencontres, mais est contraint de stopper sa saison au début du mois de mars, et loupe ainsi les playoffs. Il revient l'année suivante, bien que son dos lui pose toujours de graves problèmes, il réalise une campagne honorable, couronnée d'un nouveau titre. Cependant, ses douleurs se révèlent persistantes, il doit subir une seconde intervention, et les médecins le mettent en garde quant à d'éventuelles séquelles s'il s'obstine à pratiquer le hockey. Il tente toutefois de repartir au combat lors de la saison 1978-79, mais est obligé, au bout de seulement 12 matches, de mettre un terme définitif à son incroyable carrière, la mort dans l'âme.
La trace du Roadrunner
Cournoyer investit alors dans un restaurant qu'il nomme "Brasserie 12", en référence à son célèbre maillot, mais cette retraite, qu'il considère prématurée, est un déchirement pour lui : "Vous quittez le hockey et quand les portes se ferment, c'est comme si vous alliez en prison. Quand j'ai bâti le restaurant, ça m'a aidé à penser à autre chose, mais je ne pense pas avoir aimé autre chose autant que le hockey. L'adrénaline avant les matchs me manquait. Il n'y a pas d'endroit où vous pouvez ressentir cette sensation autant que dans le sport." Montréal remporte une nouvelle Coupe Stanley en fin de saison, et en hommage à la brillante carrière d'Yvan, le club insiste pour que son nom soit gravé une dixième et dernière fois sur le mythique trophée...
Ainsi se termine l'épopée de cet ailier de poche, manieur de palet hors pair, dont la célérité sur la glace impressionna tous ces contemporains, ce qui lui valut d'étrenner au long de sa carrière le surnom de "Roadrunner" (oiseau du désert célèbre qui est le modèle du personnage appelé "Bip-Bip" en français). Sur l'origine de ce pseudonyme, il raconte pour l'anecdote : "Ce fut Sports Illustrated. Je jouais à New York un dimanche après-midi. J'ai marqué quelques buts et eu plusieurs breakaways, et après la rencontre, un journaliste m'a dit : 'Yvan, c'était incroyable ! Personne ne pouvait t'attraper. Tu allais si vite.' Il écrivit : Le Roadrunner marqua deux buts et personne ne put le toucher. Après cela, le nom est resté et j'ai dû patiner à toute vitesse pour le reste de ma vie !"
Il quitte le hockey en laissant derrière lui un palmarès fabuleux (dix coupes Stanley, à égalité avec Jean Béliveau, seul Henri Richard en a gagné une de plus), des statistiques faramineuses, l'image d'un capitaine valeureux, et d'un joueur talentueux, passionné par le jeu.
Yvan Cournoyer fait partie de la légende du hockey et du Canadien, qu'il a toujours considéré comme une seconde famille (et pour qui il joue aujourd'hui le rôle d'ambassadeur). À propos de sa relation particulière avec les fans, il confesse : "Après vingt-huit ans à jouer au hockey, j'ai pris ma retraite. Les gens me rappellent ce que j'ai fait - jouer pour les Canadiens, gagner dix Coupes Stanley. C'est si agréable. Même aujourd'hui, les gens s'approchent et me disent : 'Merci pour tous les bons moments que vous nous avez donné. Merci pour tous ces merveilleux samedis soirs'. Je leur réponds : 'Nous avons grandi ensemble. Vous devant votre télé, moi sur la glace'."
Le Roadrunner est intronisé au Hall-of-Fame en 1982 et son numéro 12 retiré en novembre 2005, justes récompenses pour celui qui aura toujours vécu son amour pour le hockey à mille à l'heure...
Alexandre Pengloan
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire